Nouvelles d'auteurs classiques
Publié le 28/11/2007 à 12:00 par Odéliane, Erzebeth, Perceval
DON ANDREA VESALIUS, L'ANATOMISTE.
De Pétrus Borel ( 1809-1859)
Il publie en 1831 son premier livre, Rhapsodies, un recueil de poèmes où il se déclare « lycanthrope ». il fait paraître aussi des œuvres romanesques, Champavert, Contes immoraux (1833), Madame Putiphar (1839).
1.
A cette heure de nuit et de paix, où les cités semblent des nécropoles, une seule ruelle tortueuse de Madrid, artère obscure, battait encore et d'un pouls violent et fébrile ; cette ruelle somnambule de cette ville endormie, c'était la ruelle du camp ; à l'une de ses extrémités s'élevait une riche demeure, habitée par un étranger, un flamand. Les vitraux des croisées resplendissaient des feux de l' intérieur, qui les projetaient obliquement, et les découpaient sur la face noirâtre de la maison vis-à-vis, apparaissant dans l' ombre semée de gueules de fournaises, de résilles ardentes et de filoches d' or.
La porte de cet hôtel était grande ouverte, et laissait voir un vaste porche à voûte d' arête, à clef pendante, au pied d' un grand escalier de pierre, à balustrades taillées à jour comme l' ivoire d' un éventail et tout parsemé de fleurs odorantes. C'était, pour plaisamment dire, le carnaval des murailles, toutes leurs parois étaient travesties et masquées sous des tapisseries, des velours et des lampadaires étincelants. Quelques hallebardiers chevalaient de long en large à l'entrée.
Quand les cris de la foule, ameutée au dehors, s'apaisaient par intervalles, on distinguait une symphonie douce et dansante qui descendaient le long de l'escalier et faisait parler la voûte sonore. Tout le palais était festoyant, mais une tourbe de basses gens hurlait et se ruait à la porte ; c'étaient les orgues du temple, et tout au bas les truands sur la dalle du parvis.
Tantôt des hourras affreux, tantôt des ricanements et des bruits de cuivre, qui se prolongeaient de groupe en groupe dans l'obscurité, et s'affaiblissaient comme des rires sataniques que promènent des nuées.
-le docteur a bien choisi son jour de noces, un samedi, fête du sabbat, un sorcier ne pourrait mieux faire, dit une vieille édentée, blottie dans l'embrasement d'un guichet.
-c' est vrai, ma mie ; et sur Dieu que j'adore ! Si tous ses clients défunts s' y rendaient, la ronde ferait le tour de Madrid.
-mais, que serait-ce donc ? Reprit la première vieille, si tous ces pauvres castillans que ce bourreau de mort a épluchés, que Dieu les en dédommage ! Venaient lui réclamer leur peau ?
-on m'a assuré, dit un petit homme barbu, enfoui dans la foule et se haussant sur la pointe du pied, qu'il déjeune souvent avec des côtelettes de chair qui ne vient pas de la boucherie.
-c' est vrai ! C'est vrai !
-non, non, c'est faux ! Criait un grand jeune homme, accolé au treillis d'une croisée, c'est faux !
Demandez à Rivadeneyra, le boucher.
-silence ! Te tairas-tu ? Criait plus haut encore, un homme embossé dans une cape brune et le sombrero sur les yeux, ne le reconnaissez-vous pas ? C'est Henrique Zapata, l'apprenti écorcheur ! C'est juste, rejetons et pendus se soutiennent. Je gage que si on fouillait sous son pourpoint, on trouverait quelque main ou quelque jambe.
-quelle idée ! Ce vieux mange-mort prendre une jeune femme ! Répliqua la vieille ; si j'étais le roi Philippe, j'empêcherais bien cet ogre...
-oh ! Bien oui, dit l'inconnu en cape brune, Philippe II le protège, ce chien de flamand ; encore hier, Torrijo, le boulanger de la rue, a disparu, à coup sûr pour le pâté de noces ;
c'est une horreur ! Il faut en finir !
-le roi a beau le protéger, murmurait le peuple, il faut le brûler vif.
-chrétiens ! Cet homme est un hérétique ! Un nécroman ! Un flamand ! Il mérite la mort ! Dirent alors bénignement quelques moines du couvent de notre soeur de sparte, nouvellement fondé par les pères Garcia De Loaysa, inquisiteur général, archevêque de Séville, et Fray Juan Hurtado De Mendoza, confesseur de l' empereur Carlos V, auxquels se joignirent en masse les religieux du couvent royal de san geronymo.
-à mort ! Criait la foule, que repoussaient les hallebardiers, lui jurant à la face.
-à mort ! Répétait le cavalier emmantelé.
-à mort ! Hurlaient les moines qui, crucifix au point, attisaient la populace. A mort ! Mettons le feu !
Tout à coup, l'imminent orage éclata. Des cris de rage et de mort pleuvaient ; la tourbe se ruait dans le porche, un moine brandissait une torche sur sa tête ; mais, les hallebardiers, secourus par Henrique Zapata et plusieurs autres écoliers, résistèrent vigoureusement et firent battre en retraite à cette canaille déchaînée, ce qu'elle fit en mugissant ; en revanche le vacarme redoubla : elle frappait sur des cloches, des lames, des chaudières ; c'était un tonnerre cinglant, abasourdissant, une symphonie presque homicide.
2.
Dans les salons, une hilarité cordiale ou goguenarde régnait : on ne s'occupait nullement du bruit extérieur, l'usage étant de faire pareille cérémonie lorsqu' un vieillard épousait une jeune fille. Une cape brune était suspendue à l'entrée de la galerie qui servait de vestiaire. La mariée dansait avec un beau cavalier qu'on n'avait encore qu'entrevu dans la soirée ; ils paraissaient plus occupés de leurs chuchotements que de leur danse. Le marié, à l'autre angle du salon, courtisait une fillette de sa parenté. La grande salle se terminait par une loge ouverte sur un préau ; elle était couverte de conviés, dames, cavaliers, vieux, duègnes, qui, sous prétexte de respirer l'air frais de la nuit, venaient donner libre essor à leur satire, à leur méchanceté. C'était un conflit d'incidences, d'interlocutions ; un orchestre de voix flûtées, sourdes, éraillées, chevrotantes ; une collection de minois et de mines ridées par le gros rire ou avivées par un sourire malin, trahissant des claviers d'ivoire, ou des bouches crénelées comme un donjon, ou denticulées comme la corniche de la voûte.
-quel est donc le beau cavalier avec lequel minaude l'épousée ?
- senorica, vous êtes méchante !
-ha ! Ha ! Ha ! Regardez donc là-bas don Vésalius, échassé dans ses chausses de couleur vermeille et son pourpoint noir ; par mahom ! Ses jambes dans ses bottines ne vous semblent-elles pas des plumes dans un encrier ?
Voyez-le donc sauter avec Amalia De Cardenas, rondelette, fraîche et rose ; ne vous semble-t-il pas monseigneur Saturnus ?
-ou la mort qui fait danser la vie.
-la danse d' Holbein.
-dites donc, Olivares, que fera-t-il avec son troupeau de boucs ?
-une leçon d'anatomie.
-la conversation.
-merci pour la jeune mariée !
-voici la sarabande terminée, voyez-le baiser la main de notre cousine Amalia.
-ce n'est point une noce bourgeoise, un bal, mais bien un brillante soirée.
-où donc est l'épousée ?
-où donc est le beau cavalier ?
-don Vésalius la cherche, tout effaré ; Cherche, cherche vieux chien !
-va donc lui demander, Olivares, à lui, qui passe pour sorcier, ce que fait Maria en ce moment.
-ami ! Ne mettons pas le doigt entre le marteau et l'enclume.
La danse reprit ; Vésalius réinvita Amalia De Cardenas, qui fit une plaisante moue, et lui riait
au dos. La mariée n'était plus au salon, ni la cape brune au vestiaire, et, dans un corridor obscur, on entendait des pas et ceci :
-couvre-toi de cette cape, Maria, vite, partons !
-Alderan, je ne puis.
-moi, te laisser la proie de ce Vésalius ? Non pas, tu m'appartiens ! En mon absence tu me trahis, je l'apprends, j'arrive en hâte, ce matin même, je me mêle à la fête, je te tiens seule, à l'écart, et je te dis partons, et tu refuserais ? Oh ! Non pas, Maria, tu t'abuses ! Viens ; il est temps encore, romps ce lien ignominieux, nous serons heureux : je serai tout à toi, à toi seule et pour toujours !
Viens, Maria ! ...
-Alderan, ma famille m'a imposé ce joug, je le subirai. Mais, tu seras toujours mon amant ! Je serai toujours ton amante ! Qu'importe cet homme ? Qu'est-ce ? Un valet de plus, une tenture qui voilera notre mystérieux amour. Laisse-moi, laisse-moi, adieu !
-ainsi, tu ne veux pas, Maria, c'est bien ! Va te salir à cet homme ! Accomplis ta volonté,
J accomplirai la mienne ; va ! ... et, la repoussant de ses bras, elle s'enfuit brusquement de la galerie au salon.
Alderan resta comme abîmé quelques instants ; il blasphémait, il heurtait du pied, puis, subitement, il disparut dans la profondeur.
Pendant ce temps, la foule s'était accrue comme un étang par un orage. Le tumulte devenait de plus en plus intense et le bacchanal terrifiant. La populace avait repris sa première audace, et s'étant rapprochée peu à peu, elle riait sous la barbe des hallebardiers. Des imprécations, des cris de mort grondaient de nouveau ; on lançait des pierres dans les vitrages, on barbouillait les murs de sang de boeuf et de fiente ; quand, tout à coup, les groupes s'ouvrirent pour faire passage à une femme échevelée, qui hurlait comme un chien à la lune ; c'était la boulangère, qui venait réclamer son époux, et demander vengeance.
-c' est la boulangère, disait-on de toutes parts ; puis, la meute attendrie fit un long silence, et la la boulangère sanglotait et poussait des rugissements.
Alors, l'homme en cape brune montant sur les degrés, cria d'une voix forte :
-amis faisons justice ! Lâche, qui ne suivra point ! Vengeance ! Mort à Vésalius ! Mort au nécroman !
La réplique fut une grêle de pierres dans les fenêtres et sur les hallebardiers qui rétrogradèrent jusqu' à l'escalier. La tourbe se vomit dans le porche, se jette sur les piques en arrêt, qu'elle arrache et brise ; elle gravissait la montée et pourfendait la porte du salon, quand, au loin, un galop se fit entendre.
-sauve qui peut, ce sont les alguazils !
Saisie d'une terreur panique, elle redescend l'escalier, se précipite dans les corridors ou par les fenêtres ; quelques braves, seuls, attendent de pied ferme.
-de par le roi, retirez-vous !
-le roi punit de mort les meurtriers, les hérétiques, les sorciers ! A mort le flamand !
-au nom du roi, retirez-vous !
Alors les alguazils entrent à cheval dans le porche ; une pluie de meubles les accueille, ils ripostent par une mousqueterie qui renverse les plus audacieux. L'homme en cape brune, poussant un cri, porte la main à son flanc. Sains et blessés prennent la fuite, cinq cadavres seulement restent sur le carreau. Soudain, le palais et la rue devinrent mornes. Le guet enlevait les corps des vaincus ; les conviés, tremblants, s'échappaient par l'arrière. Les portes se verrouillèrent, les lampes s'éteignirent, après une scène de vie, une scène de mort. Seulement, en aile, dans le logis de Vésalius, deux fenêtres flamboyaient dans l'obscurité.
3.
A travers les panneaux effondrés de la porte du salon, Maria avait aperçu l'homme en cape brune, atteint d'un coup de feu ; à son cri déchirant, elle s'était évanouie ; on l'avait transportée dans sa chambre sur un canapé, où elle était depuis longtemps étendue négligemment ; Vésalius, à genoux auprès d'elle, larmoyant et tremblant, lui baisotait les mains et le front.
-comment te trouves-tu, Maria, mon amour ?
-mieux ; mais tout est-il apaisé ?
-oui ! Cette laide populace a été mise à la raison.
Conçoit-on ce que ces bonnes gens ont contre moi ? Moi, paisible et retiré, passant obscurément mes jours dans la sombre étude de l'anatomie, pour le bien de l'humanité, pour le progrès de la science, pour la gloire de Dieu ! Ces bonnes gens demandent ma tête, ils me croient sorcier ; tous ceux qui disparaissent de la ville, c'est moi, Vésalius, qui les fait enlever pour mes expériences. La masse sera donc toujours laide et bête ! Bête et ingrate ! Voilà donc le sort qui sera réservé à tous ceux qui se dévoueront pour elle ! A tous ceux qui viendront lui annoncer une route, une parole neuve. Elle a crucifié Jésus de Nazareth, et ri à la face de Christophe Colomb. La masse sera donc toujours laide et bête ! Bête et ingrate !
-chassez ces pensées noires, Vésalius ; mais, franchement, cette échauffourée n'est pas faite pour conquérir son amour.
-oh ! Que m'importe, après tout, l'amour de cette populace, pourvu que j'aie le tien, Maria ! Oh ! Tu m'aimes, est-ce pas ? Tu m'aimes un peu ?
-pouvez-vous bien encore me faire pareille question ?
-je sais, Maria, que je suis vieux, et quand on est vieux, on doute ; je sais que je suis sans galanterie, cassé par les veilles, amaigri, et presque pareil aux squelettes de mon ouvroir ; mais mon coeur est jeune et chaleureux ! Vois-tu, la passion que je ressens pour toi n' est point une passion rancie ; sous une vieille enveloppe, c' est une âme neuve que je t' apporte ; j' ai bien rencontré des femmes dans ma vie, mais nulle, je te le jure, n' alluma en moi pareil feu. Fatalité ! Fallait-il donc arriver à la décrépitude pour connaître l'amour et ses violences ?
Maria, habitue tes regards au coffre grossier emprisonnant ma jeune âme ; la sève bout sous l'aubier du chêne centenaire.
Maria lui jeta un bras autour du cou, passant sa bouche sur son crâne chauve et sa barbe blanchie ; Vésalius pleurait de joie.
Heure du coucher ! Heure si délirante, si palpitante de pudeur et de volupté ! Heure qui confond des êtres, qui avive et qui noie le désir ! Heure du coucher, trahissant mensonges ou beautés ! Heure, trop souvent, de pénibles contrastes ! Heure parfois bien fatale ! ...
L'épousée rejetait gracieusement sa robe nuptiale et ses joyaux ; la rose semblait se dépouiller de ses périanthes ; c'était une beauté castillane comme on en voit dans les rêves ! ...
Vésalius rejetait gauchement ses vêtements de fête et dévoilait sa laide charpente ; c'était une momie développant ses bandelettes !
La lampe soufflée brusquement, les anneaux des courtines crièrent sur leurs tringles ; il se fit un calme profond, çà et là tumultueusement interrompu ; pourtant on n'entendit point Maria jeter le cri... mais, fort avant dans la nuit, des caresses et des baisers sans réponse, puis des murmures et des malepestes, et le savant professeur d'anatomie qui répétait, tremblant :
-oh ! Ne va pas croire que ce soit faiblesse, Maria ! C'est la violence de mon amour qui me brise, tes beautés me font tout honteux, il me semble que j' attouche à quelque chose de bénit, je t'aime tant, Maria, je t'aime tant ! Mais ne va pas croire que ce soit faiblesse ! Demain, au jour, je te ferai voir dans vingt auteurs, tu verras dans Mundinus, dans Galianus, dans Gonthierus Andernaci, mon maître, et premier médecin de François Ier De France, tu verras qu'au contraire c'est puissance, excès d' amour, je t' aime tant, Maria !
Il faut croire que cet excès d'amour ne s'apaisa point, car à peine quelques jours s'étaient écoulés, que Maria occupait dans une autre aile un appartement isolé, avec une ancienne gouvernante du professeur qui lui était toute vendue, et qu'il avait métamorphosée en duègne pour son épouse. Le hibou ne voyait plus sa tourterelle qu'aux heures de repas ; ils se traitaient avec toute la froideur et la politesse serrée d'étranger à étranger.
Vésalius s'était de nouveau fiancé à l'étude ; engoncé dans ses recherches, il passait du laboratoire à l'amphithéâtre et de l'amphithéâtre au laboratoire.
Pubères et nubiles, voici l'enseignement que vous pouvez trouver en ceci : c'est qu'il ne faut pas, autant que faire se peut, si vous avez les passions ardentes, épouser un docteur des facultés, un membre de l'académie des inscriptions et belles-lettres, et par-dessus tout, un immortel de l'académie des quarante fauteuils et du dictionnaire inextinguible.
4.
Environ une olympiade après toutes ces choses, la dona Maria, qui, contre la coutume, n'avait point paru à table depuis quelques jours, fit appeler Vésalius, son mari. Aussitôt il se rendit près d'elle ; blême, défaite, yeux cernés, voix éteinte, elle était étendue sur son lit. Vésalius, approchant un fauteuil, s'assit, et se pencha pour écouter. Maria, sentant un souffle chaud glisser sur son front, souleva sa paupière plissée, reconnut Andréa Vésalius, et, soupirant, se prit à dire d'un ton agonisant :
-vous êtes monseigneur et maître Andréa ! Je me sens faiblir à chaque instant ; bientôt je serai aux pieds de Dieu, juge austère ; et je suis impure ! J'ai tant péché contre vous ! Mais la pécheresse implore son pardon. Ne vous emportez point ; vous êtes un homme sage, vous êtes mon bon époux et mon maître ! Laissez que je vous mette mon âme tout à jour.
-Madame, vous n'êtes point aussi bas que vous paraissez le croire ; votre esprit s'est frappé.
-nul ne sent mieux son mal que le patient. Quelque chose crie en moi, que ma fin est proche. Vous êtes mon époux et mon bon seigneur : écoutez, et pardonnez ; peut-être même serai-je excusable en quelques points. Nous avions fait tous deux un serment à l'autel ; tous deux, nous y avons été infidèles ; moi, parce que j'étais jeune et surabondante de vie, et vous, parce que vos cheveux étaient blanchis par l'étude, et votre corps brisé par le travail. Malheur ! Malheur ! Que d'en être à maudire sa jeunesse ! O Vésalius, si vous saviez ce que c'est d' être jeune femme, si vous saviez tout ce qui se passe en elle, ô Vésalius, vous me pardonneriez ! Ecoutez froidement :
Or donc, je dis que je suis adultère, que je vous ai trompé lâchement. Je suis bien criminelle, Andréa ! J'ai introduit dans votre demeure mes amants, je les ai enivrés de votre vin, je les ai gorgés à votre table ; et, pendant que vous étiez plongé dans l'étude ou dans le sommeil, avec eux je riais de vous ; notre sale iniquité se jouait de votre bonhomie ; vous étiez l'aliment de nos risées, est-ce pas ? C'est bien infâme ! ... ce lit même, là, sur lequel je meurs, est encore frémissant de nos lascivetés ; et Dieu m'appelle à lui ! Et je meurs ! ... oh ! Si vous me repoussiez...
Sa voix alors s'étouffa dans les sanglots ; puis, après un moment de silence, elle reprit distinctement :
-déjà, j'ai été bien amèrement punie, bien atrocement ; il faut qu'une femme adultère soit bien repoussante ! Il faut qu'elle traîne bien du dégoût avec elle ! J'ai eu, depuis notre alliance, trois amants ; mais en vérité, tous trois, je ne les possédai qu'une seule fois. Quand, après de longues cours, je cédais à leur obsession ; quand je leur livrais mon corps, une part de ce lit... oui, il faut qu'une femme coupable soit bien repoussante ! ... Au jour, quand je m'éveillais, j'étais seule ! Et je ne les revis jamais, jamais ! Peut-on être plus sévèrement châtié ? Le crime est lié à la peine : le crime appelle le supplice ; et s'il faut tout dire, pour obtenir rémission, vous êtes miséricordieux, Andréa ! Le dernier, je l'ai aimé éperdument, d'un amour sans bornes, voyez-vous ! Sa perte m'a tuée, moi ; délaissée par lui, j'en meurs ! ... maintenant, j'ai tout dit : au nom de notre sœur de sparte, au nom de san isidro labrador, au nom de san andres, votre patron, au nom de mon père, votre coiffe, pardonnez à la faible femme qui vous a tant offensé ; que votre bénédiction la purifie ; oh ! Pardonnez-lui, elle meurt...
Et, lui prenant la main, elle la couvrit de larmes et de baisers ; Vésalius la retira rudement, repoussa son siège, et lui dit d'une voix concentrée :
-levez-vous, Maria ; suivez-moi.
-je suis défaillante, et ne puis.
-je vous ai dit de me suivre.
Maria, se dressant avec peine, s'enveloppa d'un peignoir, et suivit, chancelante, Vésalius qui descendit le grand escalier, traversa le préau, ouvrit une porte basse, percée de barbacanes, qui donnait entrée dans un petit bâtiment éclairé par de grandes baies à croisées de pierre. Cet espèce de guichet se referma sur eux, et les verrous à l'intérieur grincèrent dans leurs vervelles.
5.
Nous voici dans l'ouvroir ou laboratoire de Vésalius : une grande salle carrée, en arc de cloître, à murailles et dalles de pierre. Quelques tables de bois sales et graisseuses, quelques établis, deux ou trois cuviers, un bahut et des armoires formaient tout l'ameublement. Quelques chaudrons étaient épars autour d'une cheminée, dont le manteau évasé descendait de la voûte ; à sa crémaillère, était suspendue une chaudière qui bouillonnait sur un feu ardent. Les établis étaient chargés de cadavres entamés ; on foulait aux pieds des lambeaux de chairs, des membres amputés, et sous les sandales du professeur se broyaient des muscles et des cartilages. Sur la porte était appendu un squelette, qui, lorsqu' elle était agitée, bruissait comme ces bougies de bois que les chandeliers suspendent pour enseigne, quand elles sont remuées par la bise. La voûte et les parois étaient couvertes d'ossements, de râbles, de squelettes, de carcasses, quelques-uns humains, mais le plus grand nombre de singes et de porcs, animaux les plus approchants, par leur charpente, de l'ostéologie humaine, ayant servi aux études d' Andréa Vésalius, le premier, pour ainsi dire, qui fit de l'anatomie une science réelle, qui osa disséquer des cadavres, même de chrétiens orthodoxes, et travailler sur eux publiquement. Ce n'est pas que, bien avant, vers 1315, Mundinus, professeur à Bologne, avait offert le spectacle nouveau de trois squelettes humains disséqués. L'audacieux scandale ne fut point répété, l'église le prohibait formellement comme un sacrilège. Effrayé lui-même de l' édit encore chaud de Boniface VII, Mundinus ne tira point grand avantage de ses recherches. Le contact ou le simple aspect d'un cadavre, chez les anciens, imprimait une souillure que force ablutions lustrales et autres expiations pouvaient à peine effacer. Dans le Moyen-âge, la dissection d'une créature faite à l'image de Dieu passait pour une impiété digne de l'échafaud.
6.
-maintenant, ici, dans ce laboratoire, que me voulez-vous, Vésalius ? Répétait Maria pleurante : que me voulez-vous ? Je ne puis rester, l'odeur putride de ces corps me suffoque, ouvrez que je sorte, je souffre horriblement !
-non, que m'importe ! Ecoutez à votre tour : vous avez eu trois amants, n’est-ce pas ?
-oui, monseigneur.
-vous les enivriez de mon vin, est-ce pas ?
-oui, monseigneur.
-eh bien, ce vin n'était pas pur, votre duègne y versait un narcotique, de l'opium, et vous dormiez longtemps et profondément, n’est-ce pas ?
-oui, monseigneur, et au réveil j'étais seule.
-seule, n’est-ce pas ?
-oui, monseigneur, et je ne les revis jamais.
-jamais ! C'est bien ! Mais venez donc ! ... et l'étreignant par un bras, il l'entraîna au fond de la salle ; là il ouvrit une armoire dans laquelle était accroché un squelette complet avec ses articulations naturelles, et d'une blancheur d'ivoire.
-reconnais-tu cet homme ?
-quoi ! Ces ossements ? ...
-reconnais-tu ce pourpoint, cette cape brune ?
-oui, monseigneur, c'est la cape du cavalier Alderan !
-regardez donc bien, madame ; et reconnaissez aussi ce beau cavalier qui portait cette cape, avec lequel vous dansâtes si galamment à nos noces ?
-Alderan ! ... Maria jeta un cri qui eût évoqué des morts.
-au moins, Dona, vous voyez que tout est profit à la science, lui dit-il, se retournant vers elle d'un air froid ; vous le voyez, la science vous a de grandes obligations.
Puis, ricanant, il l'emmena vers une espèce de châsse ou de cage garnie de verrières, qui laissaient voir un squelette humain conservé prodigieusement ; les artères étaient insufflées
d'une liqueur rouge, et les veines d' une liqueur bleue ; cette charpente osseuse semblait enveloppée de réseaux de soie ; l'étude en était facile ; quelques touffes de barbe et de cheveux adhéraient encore.
-celui-ci, Dona, le remettez-vous en votre mémoire ?
Voyez sa belle barbe et sa blonde chevelure.
-Fernando ! ! ! Vous l'avez tué ? ...
-jusqu' ici, n'ayant point encore disséqué de corps vivants, on n'avait eu que de vagues et imparfaites notions sur la circulation du sang, sur la locomotion ; mais, grâce à vous, Madame ! Vésalius a levé bien des voiles, et s'est acquis une gloire éternelle.
Alors, la saisissant par la chevelure, il traîna Maria vers un énorme bahut, dont il souleva le couvercle avec peine ; par les cheveux il la penchait sur l'ouverture.
-enfin, regarde encore ceci ! C'est ton dernier, n’est-ce pas ?
Le bahut contenait des bocaux pleins d'essences où trempaient des portions de chair et de cadavre.
-Pedro ! Pedro ! ... vous l'avez donc tué aussi ?
-oui, aussi ! ...
Alors avec un râle affreux, Maria tomba massivement sur la dalle.
Le lendemain un convoi sortit de l'hôtel.
Les fossoyeurs qui descendirent la bière dans les caveaux de santa Maria la mayor remarquèrent entre eux, qu'elle était lourde et sonore, et qu'un bruit s'était fait dans sa chute, qui n'était pas le bruit d'un corps.
Et la nuit suivante, à travers les barbacanes de la porte, on aurait pu voir Andréa Vésalius, dans son laboratoire, disséquant sur son établi, un beau cadavre de femme, dont les cheveux blonds tombaient jusqu' à terre.
7.
à cette opulente cour de Madrid, gorgée de tous les trésors du monde de Christophe Colomb, et qui dominait puissamment toute l' Europe, Andréa Vésalius se reposait dans sa gloire, riche et hautement considéré. Entre l'inquisition et Philippe II, il favorisait autant qu'il était possible l'étude de l'anatomie, quand une accusation vint le précipiter dans d'horribles malheurs. Faisant en public l'autopsie du cadavre d'un gentilhomme, le coeur parut palpiter sous le tranchant du scalpel. La rancunière inquisition, l'accusant d'homicide, demanda la mort du savant, et Philippe II obtint très difficilement que la peine fût commuée en un pèlerinage en terre-sainte.
Vésalius s'achemina vers la Palestine avec Malatesta, chef des troupes vénitiennes. Après avoir bravé bien des dangers dans ce scabreux voyage, il fut à son retour jeté par la tempête sur les côtes de Zante, où il mourut de faim, le 15 octobre 1564. La république de Venise l'appelait alors à l'université de Padoue, veuve prématurément cette même année, de Gabriel Falloppe, son élève.
S'il faut en croire Boerhave et Albinus, Andréa Vésalius périt victime de ses éternelles goguenarderies sur l'ignorance, le costume et les moeurs des moines espagnols, et de l' inquisition, qui saisit avidement l' occasion de se défaire de ce savant fort incommode.
La grande anatomie d' Andréa Vésalius, de corporis humani fabrica, parut à Bâle, en 1562, ornée de figures attribuées au Tiziano, son ami.
Publié le 24/09/2007 à 12:00 par Odéliane, Erzebeth, Perceval.
Léa
par
Jules Barbey d'Aurevilly (1808-1889)
Une voiture roulait sur la route de Neuilly. Deux jeunes hommes, en habit de voyage, en occupaient le fond, et semblaient s'abandonner au nonchaloir, d'une de ces conversations molles et mille fois brisées, imprégnées du charme de l'habitude et de l'intimité.
«Tu regrettes l'Italie, j'en suis sûr, - dit à celui qui eût paru le moins beau à la foule, mais dont la face était largement empreinte de génie et de passion, le plus frais et le plus jeune de ces deux jeunes gens.
- J'aime l'Italie, il est vrai, - répondit l'autre. - C'est là que j'ai vécu de cette vie d'artiste imaginée avec tant de bonheur avant de la connaître. Mais auprès de toi, mon ami, il n'y a pas de place pour un regret».
Et en dessus de la barre d'acajou, les mains des deux amis se pressèrent.
«J'ai craint longtemps, - reprit le premier interlocuteur, - que la générosité de ton sacrifice ne te devînt amère. Quitter Florence, tes études, tes plaisirs, pour revenir avec moi à Neuilly, te faire le témoin des souffrances de ma pauvre soeur, et partager mes inquiétudes et celles de ma mère, n'est-ce pas là le plus triste échange ?
- En supposant qu'il y ait du mérite à éprouver un sentiment tout à fait involontaire, mon cher Amédée, tu t'exagérerais encore ce que mon amitié fait pour toi. Quand ta soeur ira mieux, ne pourrons-nous pas reprendre le chemin de cette Italie que nous venons de quitter ? Oh ! espérons que les craintes exprimées dans la lettre de ta mère n'ont aucun fondement.
- Je le saurai bientôt, - dit Amédée, et il frappa du fouet qu'il tenait à la main le cheval qui redoubla de vitesse ; - mais je n'augure rien que de sinistre du style de ma mère : croirais-tu qu'elle me parle d'un commencement d'anévrisme».
Réginald de Beaugency et Amédée de Saint-Séverin, deux amis d'enfance, dont la position de fortune était assez indépendante pour que leurs vies pussent se trouver toujours mêlées l'une à l'autre, ne s'étaient jamais quittés. Jusqu'à vingt-cinq ans, tout leur avait été commun. Ils avaient ensemble débuté dans le monde, et là ils s'étaient confié leurs premières observations. Cependant leur intimité partait beaucoup plus du coeur que de la tête ; c'était par ce point qu'ils s'étaient touchés. Trop d'intervalle les séparait d'ailleurs.
Réginald était une de ces hautes et fécondes natures tout écumantes de spontanéité et d'avenir. Dès les premiers instants de son existence intellectuelle, Réginald avait compris l'art, et dans l'enivrement de ce pur et premier amour, il s'était juré à lui-même qu'il ne serait jamais qu'un artiste. Mais on ne commence pas par être artiste : l'homme finit par là. Quand nous sommes jeunes, à l'éclat brillant de nos rêves nous ne faisons que nous pressentir, nous deviner pour un temps lointain encore. Ce n'est que quand la passion a labouré notre coeur avec son soc de fer rougi, que nous pouvons réaliser les préoccupations qui nous avaient obsédés jusque-là. Or, il y a mille chances de mort dans la passion. Aussi peut-être serait-il vrai de dire que les hommes les plus prédestinés par leur nature à être artistes meurent avant de le devenir. Keats se brisant un vaisseau sanguin dans la poitrine était plus nativement grand poète que ce splendide lord Byron lui-même, qu'un mouvement de rage ne put pas tuer.
Cette passion qui vient toujours troubler nos contemplations avec violence s'était déjà emparée de Réginald. Elle devait le tuer plus tard, le tuer comme artiste. Cherchez son nom parmi les noms dont la société s'enquête parce que ces noms ont marqué, et vous ne l'y trouverez pas. Non. Pas même tracé en caractères indistincts au bas de quelque ébauche hâtée. Nulle part ce nom n'a été écrit, si ce n'est sur ces pages qui vous racontent son histoire et que vous oublierez bientôt. Mais alors il ignorait, l'heureux enfant d'une imagination confiante ! il ignorait qu'il deviendrait athée à sa vocation et à son avenir. Déjà la passion l'avait mille fois jeté du haut en bas de l'idéal dans la réalité, lui obscurcissant ses aperceptions les plus lumineuses, l'interrompant tout à coup dans le jet de ses créations. Douleur amère et fatale ! Tout le temps qu'il était entraîné vers les jouissances matérielles, on eût dit qu'il entrevoyait, au fond de ces frénétiques plaisirs, comme par une révélation sublime, quelque chose de grand et de divin, tant il les étreignait contre lui d'une main acharnée ; mais cette illusion finissait par du déboire, et l'intelligence revenait avec ses implacables mépris. Voilà pourquoi son front devenait chauve avant le temps, et son regard débordait d'une telle tristesse qu'il en versait jusque dans les yeux indifférents ou joyeux de qui le fixait.
Amédée n'était pas un homme fait sur le fier patron de Réginald. Il cultivait aussi les arts, mais ils n'étaient pour lui qu'une fantaisie, un caprice, ce que sont les femmes pour tant d'hommes qui osent parler d'amour à leurs pieds. On ne voyait point, sur son front serein et ouvert, à travers la fatigue des organes, les vestiges de cette lutte cruelle entre la passion et la pensée, la gloire ou la mort de l'artiste, qui l'anéantit encore à l'état d'homme ou le transfigure tout vivant.
Amédée et Réginald venaient de passer trois ans en Italie. Un soir de juin parfumé et chaud, ils avaient causé longuement, sur la route de Neuilly à Paris, avec une femme d'un âge mûr, à l'air imposant quoique bon, qui tenait par la main une enfant de treize ans à peine, jolie petite fille à tête nue et aux longs cheveux blonds et suaves jusqu'à paraître nuancés d'un duvet comme celui des fleurs, et, qui, mollement, bouclaient sur une pèlerine de velours noir.
L'enfant reçut deux baisers sur le front, et les deux amis montant, avec cette frémissante rapidité du départ quand on a le coeur plein, dans l'aérien tilbury qui les attendait, volèrent vers Paris, laissant derrière eux un nuage de poussière qui s'évanouit, déchiré par le vent avec plus d'un adieu !
Cette femme était Mme de Saint-Séverin, et cette enfant sa fille, la soeur d'Amédée, malade à présent, et dont la maladie rappelait Amédée en France...
... Alors ils atteignaient cet endroit de la route d'où l'on apercevait la maison blanche, et ceinte de la vigne aux bras d'amoureuse, que Mme de Saint-Séverin habitait du côté gauche extérieur de Neuilly. Cet endroit où, trois ans auparavant, eux, attendris, mais heureux, mais confiants, mais fous de mille espoirs sans noms et de jeunesse, ils avaient laissé pour un temps indéfini la femme qui ne devait plus veiller que de loin sur ceux qu'elle avait soignés avec amour depuis leur enfance, car Réginald, ayant perdu ses parents peu de temps après sa naissance, avait partagé avec Amédée la tendresse de Mme de Saint-Séverin, et rien ne l'avait averti qu'une mère lui eût jamais manqué.
A cet endroit rien n'avait changé. Par une coïncidence du hasard, l'heure était la même que celle où ils étaient partis ; et, comme il y a des journées que nous portons éternellement dans nos poitrines avec leurs plus petits accidents : un son de piano, un timbre de pendule, un nuage à l'horizon là-bas et le soir, ils se rappelèrent qu'il y avait trois ans le soleil se couchait ainsi, et que les teintes étaient les mêmes sur la courbe effacée des lointains. Seulement, au lieu d'une enfant et d'une femme sur la route, une femme isolée attendait.
«C'est vous, ma mère ! - s'écria Amédée, et en une seconde Mme de Saint-Séverin fut couverte des caresses de son fils et de Réginald. - Comment va Léa, ma mère ? Où est-elle ? - Léa est toujours extrêmement souffrante, mon ami, répondit Mme de Saint-Séverin. Et l'expression perdue d'une joie instantanée permit de juger combien ses traits étaient flétris par un chagrin adurent ; elle était affreusement vieillie. La douleur est plus impitoyable que le temps : elle a des secrets pour vous briser mieux ; elle vous courbe encore que le temps vous donnerait le coup de grâce. Les rides qu'elle vous creuse au front sont profondes comme des cicatrices, et pourtant, ô mon Dieu ! ce n'est pas là que sont les blessures.
»Je n'ai pas voulu, - ajouta Mme de Saint-Séverin, - que Léa vînt au-devant de vous, je craignais pour elle la fatigue et encore plus l'émotion ; je l'ai prévenue que tu arrivais ce soir, cher Amédée, et cela vaut mieux. Dans son état, disent les médecins, l'émotion lui serait si funeste qu'il me faut craindre de donner du bonheur à ma fille sous peine de la tuer». Et en prononçant ces derniers mots, cette voix pleine de douceur contractait une dureté amère, ce regard touchant alla donner contre le ciel comme une tête de désespéré contre un mur. Le reproche était presque impie. Ame religieuse, toute d'amour et de dévouement, avait-elle immensément souffert, cette pauvre femme, pour sentir ainsi, comme un homme, le soudain regret qui nous prend tant de fois dans la vie de ne pouvoir poignarder Dieu.
Amédée baissa la tête ; la physionomie de sa mère venait de lui en apprendre plus que tous les pressentiments qu'il tremblait de voir justifier.
Cependant, et peut-être pour ménager son fils (il paraît que les mères ont de ces courages), Mme de Saint-Séverin reprit son calme habituel. Bientôt ces trois personnes s'avancèrent vers la maison blanche, dans la direction du jardin qui s'étendait en face, tandis que le cabriolet, sous la conduite du jockey de Réginald, y accédait du côté opposé au jardin.
Léa était venue jusqu'à la barrière extérieure. Si Mme de Saint-Sévenin n'avait pas dit à Amédée : «Voilà ta soeur», il ne l'aurait pas reconnue tant elle était changée et grandie. Léa se jeta au cou de son frère avec l'abandon d'un sentiment qui paraissait ne pas s'épandre souvent, avec ce laisser-aller d'adolescente dont toute l'âme devrait être une caresse. Mais Mme de Saint-Sévenin, redoutant que cette joie ne fût trop vive, y coupa court en présentant à sa fille celui qu'elle appelait son second fils. Léa sourit à cette mâle figure qu'elle avait toujours aperçue réfléchie dans ses souvenirs à côté de celle de son frère, et Réginald, dont le coeur s'était ouvert à ces détails de famille, que la position de Léa rendait encore plus attendrissants, fut sur le point de la prendre dans ses bras et de l'y serrer comme on y serre une soeur ; mais son regard saisit tout à coup sur le visage de Mme de Saint-Sévigné tout ce qu'il y a de plus chaste, de plus éthéré, de plus sensitif dans la délicatesse d'une femme, confondu avec ce qu'il y a de plus intime dans une souffrance de mère, et il retint son mouvement. Il venait de comprendre pour la première fois que l'amitié est aussi une trompeuse, et que, même chez cette femme qui l'appelait son fils, il n'était, hélas ! qu'un étranger.
J'ai dit que Léa était changée et grandie ; ce n'était plus la petite fille à la pèlerine de velours noir dont le teint se rosait impétueusement au moindre trouble jusque dans la racine des cheveux et des cils, sans que cette vaporeuse nuance, semblable à celle que, les soirs d'automne, on voit parfois au rebord d'une blanche nuée, se fonçât jamais plus à un endroit qu'à un autre de son visage. Nuance fugitive, mais inaltérée, qui ne se perdait jamais en dégradations insensibles à l'endroit où la robe joint le cou avec mystère, et faisait présumer que tout le corps se colorait timidement ainsi, et promettait aux ardeurs d'un amant des voluptés divines. Ces ravissantes rougeurs s'étaient exhalées et, suivant la loi incompréhensible de tout ce qui est beau sur la terre, exhalées pour ne plus revenir ! La maladie de Léa, en se développant, semblait avoir absorbé tout le sang de ses veines dans la région du coeur, et lui avait laissé une pâleur ingrate à travers laquelle l'émotion ne pouvait se faire jour. Ce n'était pas une pâleur ordinaire, mais une pâleur profonde comme celle d'un marbre : profonde, car le ciseau a beau s'enfoncer dans ce marbre qu'il déchire, il trouve toujours cette mate blancheur ! Ainsi, à la voir, cette inanimée jeune fille, vous auriez dit que sa pâleur n'était pas seulement à la surface, mais empreinte dans l'intérieur des chairs.
Les deux amis furent d'autant plus frappés du changement qui s'était opéré en Léa en leur absence, qu'ils se souvenaient davantage de ce qu'elle était quand ils l'avaient quittée. Elle n'avait pas même conservé ses cheveux débouclés sur le cou et lissés sur ses tempes virginales, délicieuse coiffure qui jette je ne sais quel reflet de mélancolie autour d'une rieuse tête d'enfant. Elle les portait alors relevés sous un peigne comme toutes les femmes.
Réginald surtout, Réginald, qui sentait et observait en artiste, contemplait avec un intérêt immense de pitié cette fille de seize ans qu'un mal indomptable avait flétrie, qu'une douleur physique emportait au néant avec sa beauté ravagée avant qu'elle sût que ce qui bouillonnait dans son coeur pût être autre chose que du sang. Il était humilié comme artiste. Jamais la beauté d'une femme, quelque resplendissante qu'elle fût, n'avait parlé un plus inspirant langage à son imagination que cette forme altérée et qui bientôt serait détruite. Involontairement, il se demandait s'il y a donc plus de poésie dans l'horrible travail de la mort que dans le déploiement riche et varié de l'existence ? La maladie de Léa était de celles dont les progrès sont à peine perceptibles. Tout ce que l'homme en sait, de cette terrible maladie, c'est qu'elle est mortelle ; mais il ne lui est guère possible de l'étudier dans ses développements et de prédire le moment où, comme irritée de la résistance de l'organisation, elle achèvera de la briser. Mme de Saint-Séverin n'entretenait plus, depuis longtemps, ces illusions qui, comme des femmes perfides, nous mettent leurs douces mains de soie sur les yeux pour nous cacher la réalité. Elle savait que l'état de sa fille était sans ressource, qu'un peu plus tôt ou un peu plus tard Léa n'achèverait pas sa jeunesse, et que ce moment d'angoisse et de larmes ne se ferait plus beaucoup attendre. Telle était la pensée qui lui mangeait vives les fibres du coeur, et qu'elle cachait sous d'angéliques sourires et sous une confiance si sereine que Léa, parfois dupe de ce calme sublime, sentait moins cruellement sa souffrance et croyait à un mieux prochain.
Réginald, en vivant chez Mme de Saint-Séverin, comprit avec quelle anxiété d'amour était surveillée cette vie tremblante, et qui pouvait se rompre comme un fil délié au moindre souffle. Il fut le témoin de ces mille précautions employées pour préserver de chocs trop violents, de touchers trop rudes, ce cristal fêlé, ce coeur qui, en se dilatant, aurait fait éclater sa frêle enveloppe. Hélas ! ce coeur, au moral tout comme au physique, ne battait que sous une plaque de plomb. Léa ne lisait aucun livre. A cette heure où l'imagination d'une jeune fille commence à passionner son regard d'insolites rêveries et à faire étinceler autre chose que deux gouttes de lumière dans les étoiles bleues de ses yeux, Léa ne connaissait pas un poète. Élevée solitairement à la campagne, elle n'avait senti au sortir de l'enfance que la douleur qui commença sa maladie et qui la fixa auprès de sa mère au moment où elle allait s'en séparer pour entrer dans un des meilleurs pensionnats de Paris. Cette retraite et cette inculture avaient nui autant au côté sensible de Léa qu'à son côté intellectuel. De peur que la sensibilité de sa fille ne fût trop ébranlée par ces premiers épanchements dans lesquels on se soulage de ces larmes oppressantes qui viennent on ne sait pas d'où..., et que toute femme qui fut jeune eut besoin de verser la tête sur l'épaule d'une autre femme pleurant aussi et bien-aimée, ou toute seule, le front dans ses mains, Mme de Saint-Séverin se priva du plus grand bonheur pour une mère, de la seule félicité humaine que la vertu n'ait pas condamnée. Dans ses relations avec sa fille, elle empêcha toujours l'effusion de naître. Miraculeux héroïsme, sacrifice de l'amour par l'amour ! Où cette femme, cet être fragile, puisait-elle tant de force pour plier à sa volonté les sentiments les plus vivaces de sa nature, si ce n'est dans l'idée qu'en sy laissant entraîner elle pouvait provoquer une de ces palpitations torturantes dans lesquelles sa Léa pouvait perdre connaissance et mourir.
Ainsi Léa n'avait été modifiée ni par ces idées qui élèvent et fécondent les nôtres, ni par ces sentiments auxquels nos sentiments s'entremêlent. Tout ce qu'il y avait de poésie au fond de cette âme devait donc périr à l'état de germe, engloutie, abîmée, perdue dans les profondeurs d'une conscience sans écho. Que si quelquefois une tristesse, un retentissement intérieur, une ondulation rapide passaient sur cette âme isolée dans la création et venaient expirer dans un sourire sur ses lèvres pâles, c'était un point intangible dans la durée, ce n'était ni un désir ni un regret : pour un regret ne faut-il pas connaître, et pour un désir, au moins soupçonner ? C'était quelque chose de mystérieux, de vague et pourtant d'immense, semblable au sentiment de l'infini, comme nous croyons l'avoir éprouvé à une époque de notre vie avant de savoir que ce sentiment se nommât ainsi. Manquent les mots pour parler de cet état de l'âme. On l'imagine sans pouvoir le peindre : l'imagination est la seule faculté qui ne trouve pas sur son chemin la borne de l'incompréhensible. N'y a-t-il pas pour elle un Dieu ? Une couleur de plus dans le prisme ? Des amours purs et éternels ?
Cet état de l'âme fut pour Réginald un mystère... un problème... un rêve. Il aurait si bien voulu le pénétrer. Efforts inouïs et perdus ! Ce désir l'arrachait de son travail dès le matin. Quand, par la persienne entr'ouverte, il apercevait Léa cueillant des fleurs au jardin et les disposant dans les vases de porcelaine de la terrasse, il quittait son chevalet et sa toile et courait auprès de la jeune fille lui parler de sa souffrance, puis du soleil qui luisait dans sa chevelure blonde, du bleu du ciel, de la fraîcheur de l'air. Puis il revenait encore à sa souffrance pour lui demander si toute nature bonne et souriante ne lui causait pas quelque bien, et il cherchait dans ses réponses un mot, un pauvre accent qui lui révélât une des faces encore obscures de cette vie étrange et étouffée. Mais rien dans sa voix, faussée par la douleur et rendue plus touchante, rien dans ses regards languissants de fatigue et d'insomnie, rien sur cet ovale qui avait déjà perdu de sa perfection et de sa grâce, que l'indolent sourire de la bienveillance. Oh ! c'était un jeu cruel que ces déceptions inattendues et renaissantes, c'était un découragement à navrer ! Tous les jours s'écoulaient aussi mornes, aussi ternes pour la jeune fille. Un cercle plus large et plus noir autour de ses yeux, une taille plus abandonnée, une démarche plus traînante : voilà quelles étaient pour Léa les seules différences qu'à la veille apportait le lendemain.
Mais Réginald ne se rebuta pas. Lui qui regrettait disait-il, ces moments perdus auprès des femmes, moment trop nombreux dans sa vie, et qui, de leur bonheur rapide, n'avaient point racheté la moindre des peines dont ce bonheur dérisoire est empoisonné toujours, consumait misérablement son temps auprès d'une enfant malade, ignorante, silencieuse, timide, l'opposé de ces Italiennes qu'il avait aimées, si pleines de pensées et de vie, dont l'amour de la lave est, dit-on, un Styx qui rend invulnérable à toutes les voluptés molles et tièdes trouvées dans d'autres bras que les leurs. La passion, qui commence par faire de nous des enfants et des imbéciles, persuadait à Réginald qu'il n'avait que de la pitié pour Léa. De la pitié ! C'est une plainte stérile qu'on aumône, un serrement de main quand le mal n'est pas contagieux, au plus l'eau d'une larme, et puis on rit ! et puis on oublie ! Voilà toute la pitié. Dans nos coeurs égoïstes et froids, elle n'a pas d'autres caractères, et les hommes, qui ravalent le ciel au profit de leur orgueil, prétendent que la pitié est céleste !
Réginald s'abusait en prenant le sentiment que lui inspirait Léa pour une si chétive sympathie, mais il ne s'abusa pas bien longtemps. Son passé était là avec ses poignants souvenirs. Il reconnut cet amour qui avait séché sur pied, étiolées et noircies, les plus belles fleurs de sa jeunesse, ce simoun qui ravage nos vies plus d'une fois et qui en tourmente longtemps encore le sable aride, quand il n'y a plus que du sable à en soulever.
Qui ne sait pas que tous nos amours sont de la démence ? que tous nous laissent à la bouche la cuisante absinthe de la duperie ? et l'expérience ne l'avait-elle pas appris à Réginald ? Eh bien, de tous ces amours passés et de tous ces amours possibles, le plus insensé était encore ce dernier. Qu'espérait-il en le nourrissant ? Dans six mois cette jeune fille serait portée au cimetière. D'ailleurs y avait-il en elle des facultés aimantes ? Saurait-elle jamais ce que c'est que l'amour ? Ce que ce mot-là signifie, alors que tant de femmes restent hébétées devant ce sentiment qu'elles font naître ? Angles de marbre et d'acier que toutes ces questions, contre lesquelles Réginald se battait le front avec fureur. Mais son amour s'en augmentait encore. Toujours l'amour grandit et s'enflamme en raison de son absurdité,
Quel contresens dans ses idées d'artiste ! «Ah ! si du moins elle était belle - se répétait-il quand il ne la voyait pas, - je m'expliquerais mieux cet amour ; mais qu'y a-t-il de beau dans des yeux inexpressifs, des traits amaigris, des formes qui s'épanouissent». Et, se reprenant tout à coup : «Mais si ! si ! ma Léa, tu es belle, tu es la plus belle des créatures ! Je ne te donnerais pas, toi, tes yeux battus, ta pâleur, ton corps malade, je ne te donnerais pas pour la beauté des anges dans le ciel».
Et ces yeux battus, cette pâleur, ce corps malade, il les étreignait dans tous ses rêves des enlacements de sa pensée frénétique et sensuelle ; il mettait une âme dans ce corps défaillant, de la vie à flots dans ces yeux fixés sur les siens ! Il la créait passionnée, fougueuse, ses blanches lèvres écarlates sous ses baisers ! Et cependant c'était toujours Léa faible, malade, agonisante, à qui les lèvres redevenaient blanches quoiqu'elles brûlassent encore, dont le coeur soulevait la poitrine sous des bonds si terribles qu'il semblait battre dans sa gorge, mais qui disait : «Oh ! si c'est ton amour qui me tue, que je suis heureuse de mourir !» Et puis il la pleurait comme morte, et non pas de la mort de tout à l'heure que, dans l'égoïsme féroce de son amour, il désirait parfois avec rage, mais de celle dont elle mourrait sans doute... un jour... bientôt... ignorant que l'on pût mourir autrement que d'un anévrisme, et que l'on pût souffrir davantage pour mourir, ne regrettant rien des biens inconnus de la terre, et n'envoyant pas la plus belle boucle de ses cheveux blonds à quelque amie d'enfance, mariée bien loin... car elle n'en avait pas.
Un jour Léa était assise dans l'embrase d'une des fenêtres du salon. La lumière bleue et sereine découlait sur son cou penché. Léa était occupée à broder un voile pour sa mère. Réginald, non loin d'elle, tenait un livre par contenance. Ils étaient seuls. - Pour la première fois depuis une heure, il ne la regardait pas ; il s'était perdu dans quelque ardente rêverie, et cette rêverie, c'était elle encore, c'était comme s'il l'eût regardée.
«Comme vous êtes pâle depuis quelques jours, - lui dit-elle en relevant la tête ; - vous l'êtes presque autant que moi. Réginald, est-ce que vous souffrez ?
- Oui, je souffre, - répondit-il. Car il ne pouvait supporter cette familiarité douce avec cette femme qu'il aimait à en perdre la raison et sous laquelle son amour se sentait à l'étroit.
- Oui, je souffre, et non pas depuis quelques jours, mais depuis plus longtemps, et des douleurs cruelles.
- Où donc ?
- Ici. - Et du doigt il indiqua son coeur.
- Comme moi, - reprit-elle, étonnée. - Mais pourtant ce n'est pas contagieux, - ajouta-t-elle en souriant d'un air triste.
- Non, pas comme vous, Léa, non, pas comme vous. Oh ! il y a une différence entre vos douleurs et les miennes. Par pitié pour vous, je me garderais d'échanger».
Léa avait laissé tomber sur ses genoux les petites mains qui soutenaient sa broderie. Elle secoua la tête lentement, à en faire onduler les boucles transparentes, avec un air incrédule. La douleur a aussi sa vanité.
«Pourquoi donc ne vous étiez-vous pas plaint encore ?
- A quoi bon, Léa ? Se plaindre, est-ce guérir ? Et puis se plaindre pour ne pas même être compris ?
- Ah ! ce n'est pas moi toujours qui ne comprendrais pas quand vous diriez que vous souffrez !»
Et la voix qui dit ceci était ébranlée. Il y avait presque du reproche, de l'âme dans son accent. On s'y serait volontiers mépris.
«Est-ce vrai, Léa ? - s'écria Réginald avec l'entraînement d'une joie folle. Oh ! alors je me plaindrai à vous !
- Oh ! oui, allez ! vous pouvez vous plaindre en toute confiance, car je sais ce que c'est que souffrir... - Et après une seconde de silence, le voyant tremblant et les traits altérés d'émotion : - Voulez-vous que je vous mette quelques gouttes de fleur d'oranger sur du sucre ?»
C'était plus déchirant qu'une ironie ; c'était sérieux et candide. Cette femme n'avait qu'un organisme.
Réginald se frappa le front de son poing fermé. Léa regardait cette face d'homme bouleversée par une passion furibonde... Elle la regardait comme les étoiles regardent... Il y avait entre ces deux êtres, placés à deux pieds l'un de l'autre dans l'espace et dans le temps, un abominable contraste, une incorrigible dissonance, qui séparait à toujours leurs destinées. Vous l'eussiez deviné rien qu'à les voir dans cette étroite embrasure, elle plus blanche que la moire blanche des rideaux qui tombait en plis derrière sa tête, calme comme un ciel qu'on maudit, et lui n'en pouvant plus de désespoir, reprenant, avec la rage d'un damné et l'orgueil humilié d'un homme qui a perdu la foi en sa puissance d'amour, le sentiment qu'il vient de trahir, puisque ce sentiment elle n'en veut pas, elle n'en saurait vouloir, que c'est le jeter au vent comme de la poussière que de le répandre aux pieds de cette femme, innocemment cruelle, qui ne sait pas ce qu'elle repousse et qui doit l'ignorer toujours !
Le mot d'amour n'avait pas été prononcé ; probablement, il allait l'être... Probablement Réginald n'aurait pas résisté à faire un aveu, à essayer, par un dernier effort, s'il ne découvrirait pas un sentiment qui retentît faiblement au sien, quand Mme de Saint-Séverin entra tout à coup dans le salon. - Sa figure prit l'expression du mécontentement en apercevant Réginald et Léa, tous deux seuls.
«Maman, Réginald est souffrant, - dit Léa ; - gronde-le donc un peu de ne pas s'être plaint».
Mme de Saint-Séverin interrogea Réginald sur sa souffrance avec un regard si pénétrant qu'il balbutia quelques réponses assez incohérentes. Il lui sembla qu'il n'y avait plus rien de bienveillant dans l'accent inquiet de cette femme qu'il avait toujours connue affectueuse et bonne.
«J'ai besoin d'être seule avec Réginald, - dit-elle à sa fille. - Ma Léa, descends sur la terrasse».
L'adolescente obéit, muette et non pas contrariée. La contrariété n'est que le premier degré de la douleur ; mais pour l'éprouver, encore faut-il avoir une ombre d'intérêt dans la vie.
«Oui, Réginald, j'ai à vous parler, - reprit Mme de Saint-Séverin quand Léa fut sortie. Et il y avait une espèce de solennité dans ces paroles. Elle se plaça devant l'artiste, et, lui attachant son regard au front : - Réginald, - continua-t-elle après une pause, et sa voix tremblait à en faire mal. - Réginald, vous aimez Léa.»
Pourquoi haïssons-nous de dévoiler le fond de nos coeurs ? Pourquoi dissimulons-nous une magnifique passion, un amour sublime, comme si c'était un forfait ? Une pensée, un instinct, rapide comme l'éclair, sillonna l'esprit de Réginald : ce fut de nier son malheureux et fol amour. Mais, il l'avait dit à Léa, il souffrait depuis si longtemps, et quand le coeur est gros de larmes, elles montent si promptement aux paupières qu'il est impossible à un pauvre être humain de les empêcher de couler. - Il se cacha la figure dans les deux mains.
Mais elle lui prit ces mains qu'il pressait avec force contre son visage en pleurs, et les écartant de ce front, que des sanglots dévorés avaient teint d'une rougeur subite :
«Oui, vous l'aimez, malheureux, - ajouta-t-elle ; - vous n'avez pas besoin de répondre, c'est écrit dans ces larmes que voilà ! Ah ! je ne vous ferai point de reproches ; vous n'êtes qu'à plaindre, mon ami. Mais vous qui avez vécu dans le monde, vous qui avez connu mille femmes plus séduisantes que Léa, qu'une pauvre fille qui se meurt, comment se peut-il que vous l'aimiez !
- Je ne sais pas, Madame, je ne sais, - répondit-il avec une voix entrecoupée ; - c'est un incompréhensible délire.
- Et qu'espérez-vous de cet amour ? Croyez-vous le lui faire partager ? Le lui faire partager, grand Dieu ! Vous voulez donc tuer ma fille ? Oh ! Réginald, cela ne sera pas, cela ne sera jamais ! Savez-vous qu'il ne faudrait qu'un mot, qu'une émotion, pour éveiller cette âme qui sommeille, et qu'à force de soins, et quels soins ! comme ils m'ont coûté ! j'ai tenue endormie afin qu'elle ne mît pas en pièces une vie si fragile ? Et vous voudriez le dire, ce mot cruel ? Vous voudriez la causer, cette émotion ? Vous voudriez être le bourreau ?... Je ne dis pas le mien ! Qu'est-ce que cela fait d'être le bourreau de sa mère de choix, d'une pauvre vieille femme comme moi, mais le sien, le bourreau de Léa ! vous ! vous ! qui l'aimez... ! O ma Léa, il te tuerait !» - Et ses pleurs commencèrent à ruisseler aussi. Il y a dans l'amour une contagion si rapide. Et les yeux de Réginald éclatèrent de flammes rouges dans leurs prunelles noires en entendant que Léa pourrait l'aimer un jour. Mme de Saint-Séverin frissonna de cet épouvantable espoir.
«Grâce ! grâce ! Réginald, - cria-t-elle, - je vous ai aimé comme un fils, oh ! promettez-moi que jamais vous ne parlerez à Léa de votre amour. C'est la destinée qui a fait tout le mal, avec quelle joie je vous eusse donné ma fille ! Comme j'eusse été heureuse de vous voir devenir une seconde fois le frère d'Amédée ! Mais lui faire partager votre amour, c'est la tuer ! Elle ne résisterait pas à ces mouvements intérieurs qui épuisent les plus forts. Comment voulez-vous qu'elle y résiste ? Vous, jeune homme, vous, en pleine possession de l'existence, ne sentez-vous pas qu'une passion, un amour, attaque la vie jusque dans ses sources ? Et c'est dans un corps presque détruit que vous voudriez l'allumer ! Et moi, je me serais mise au supplice, j'aurais tremblé de voir Léa me donner une de ces affections dont le coeur maternel a tant soif, pour la conserver plus longtemps près de moi qui l'aime en silence, et ces efforts affreux seraient perdus ! et j'aurais des remords de mon passé et pas d'avenir ?... Ah ! mon ami, promettez-moi... Tiens, va-t-en plutôt, Réginald, va-t-en à Paris, dans ton Italie, où tu voudras. Je te chasse de ma maison ; laisse-moi Léa, ne me prends pas ma fille ! Oh ! ne pleure pas : tu me désoles ; ne t'en va pas. Non ! reste.... Reste auprès de moi : ne suis-je pas ta mère ? Ta mère aussi, qui t'aime cent fois plus depuis que tu aimes sa fille, mais qui craint cet amour funeste et qui te demande à genoux d'avoir pitié de toutes deux !»
Et c'était faux ! Elle n'était pas à genoux ; elle s'était jetée à Réginald tout entière, et de ses deux bras elle lui serrait la tête contre son sein avec une ineffable ardeur de prière. Rien n'était plus beau comme cette femme en transes et en accès de pleurs, demandant la vie de sa fille à un homme qui l'aimait plus qu'elle, et le suppliant comme s'il avait été un Dieu, - que dis-je ! comme s'il avait été un pervers. Réginald fut subjugué par toute cette tendresse qui l'enveloppait, qui criait après lui aux abois. Il promit de tout taire à Léa. Il voulut, enthousiaste comme on est quand on aime, dresser un sacrifice à côté de ceux qu'avait faits cette femme à l'existence de sa fille ; comparer de ces deux coeurs, du sien ou de celui d'une mère, lequel serait le plus saignant, le plus brisé, lequel l'emporterait des deux martyres. Hélas ! s'il ne devenait pas un parjure, à coup sûr, ce devait être le sien !
Non, rien n'est comparable à cette angoisse ! Être près de la femme qu'on aime, la voir, l'entendre, se mêler à tous les détails de ses journées, se promener avec elle, le matin, quand, à travers ses vêtements légers on est enivré de je ne sais quel parfum d'une nuit passée ; le soir, quand l'air est plein de tiédeurs alanguissantes, et qu'elle vous dit : «Oh ! n'est-ce pas qu'il fait bien chaud ce soir !» en étendant les bras et en se balançant sur sa taille cambrée et sur la pointe des pieds comme si elle allait tomber en arrière sur un canapé ou sur vos genoux ; s'asseoir près d'elle, à la même place qu'elle, où elle laissa l'impression de son corps divin qui brûle ; et être là, à ses côtés, à toute heure, toujours, et dévorer ces *je t'aime !* furibonds qui viennent à la bouche, et se taire, et paraître froid, et répondre, quand elle vous interroge, *oui* et *non*, comme répondent les autres, et rire avec elle d'une plaisanterie quand le coeur bout des larmes qu'on le force à contenir ; et puis, si elle se penche vers vous, si elle vous frôle le visage avec son haleine, ne pouvoir l'attirer, ainsi penchée, l'absorber, ce souffle, comme une flamme et comme une rosée, jusqu'au fond de la poitrine, dans un de ces baisers affolants, ardents et humides, qui se donnent bouches entr'ouvertes, et qui dureraient des heures s'il était permis de les donner ! Et quand elle s'éloigne, quand elle tourne la tête, retenir cette prière de condamné qui demande la vie : «Oh ! reste encore comme tu étais !» Dites, n'est-ce pas là de la douleur, inscrutable tant elle est profonde, à qui ne l'a pas éprouvée ! une douleur à faire honte à celles de l'enfer, car en enfer on ne trahit plus, et ici c'est du bonheur, le bonheur de voir celle qu'on aime, qui se retourne contre vous !
Voilà ce que souffrit Réginald. D'abord il domina sa douleur. La volonté a beau jeu dans les premiers moments qu'elle s'exerce. Mais la douleur ressemble à ces joueurs habiles qui laissent gagner la première partie pour mieux triompher ensuite d'un adversaire rendu plus confiant. Les jours, les mois se passèrent. D'abord l'exaltation d'une résolution généreuse s'éteignit dans Réginald. Il n'était plus soutenu que par la reconnaissance qu'il devait à Mme de Saint-Séverin. - Bientôt il eut besoin de se dire qu'elle avait le droit de le chasser de chez elle s'il ne tenait pas les serments qu'il lui avait faits. Ainsi les retranchements allaient bientôt lui manquer contre la douleur. De plus, en contenant sa passion, il l'avait irritée davantage : «Je suis malade», répondait-il souvent à Amédée, qui l'interrogeait avec une tendre anxiété, et qui croyait que l'éloignement de l'Italie et l'ennui d'un genre de vie si opposé à toutes ses habitudes d'une date moins récente étaient la cause de sa tristesse. «Si je lui disais ce que j'ai, - pensait-il, - soit pour sa soeur, soit pour moi, il me tourmenterait de partir». Ainsi la confiance de l'amitié ne lui était plus bonne à rien, c'est-à-dire l'amitié elle-même. Ce n'est pas un des moindres sacrilèges d'un amour de femme que de nous flétrir nos plus fraîches amitiés sans miséricorde, et de nous faire rire de mépris sur nous-mêmes quand nous songeons que si peu nous avait suffi pour être heureux.
Depuis le jour où Léa avait été témoin du désespoir de Réginald, que s'était-il passé en elle ? Son air était moins vague qu'à l'ordinaire, et dans ses paupières, plus souvent abaissées, on aurait cru du recueillement ; car on baisse les yeux quand on regarde en soi : est-ce pour mieux voir ou bien parce que l'on a vu ? Une intuition de femme lui aurait-elle révélé ce que Réginald n'avait trahi qu'à moitié ? Dans l'obscurité de son âme, aurait-elle trouvé une seule de ses impressions ignées qui s'étendent d'abord d'un point imperceptible à l'être humain tout entier ? Elle n'avait plus ces yeux singuliers dont il n'y avait de doux que la teinte et qui semblaient manquer d'un point visuel, tant, hélas ! l'expression en était absente. Maintenant ils étaient plus pensifs, quoique bien faiblement encore, d'une pensée molle et indécise qui rasait le bleu sans rayons des prunelles pour s'évanouir après. - O vous, femme qui lirez ceci, vous dont le coeur diffère tellement du nôtre que nous ne savons pas avec quoi ce coeur a été fait, dites, croyez-vous qu'alors Léa eût soupçonné l'amour ?
Cependant l'état de cette enfant empirait ; le mal faisait des progrès rapides. Elle se sentait tous les jours plus faible que la veille, et ne quittait presque plus sa chaise longue, si ce n'est le soir, lorsqu'elle se traînait jusque sur un des bancs de la terrasse pour voir se coucher le soleil. Était-ce un instinct de mourant ou une admiration secrète qui lui faisait demander à sa mère de venir là chaque soir ? On l'ignore. Jamais elle ne dit à Réginald, en face de ce coucher de soleil qui a l'air d'un mort : «Que cela est triste !» car elle savait plus triste : c'était elle mourant aussi, mais sans avoir eu de rayons autour de la tête, astre charmant éteint bien des heures avant l'heure du soir ! Et lui, l'artiste, le contemplateur idolâtre de la nature, ne lui dit pas plus : «Que cela est beau !» car il savait plus beau, comme elle savait plus triste, et c'était elle encore ! Elle, millier de perceptions mystérieuses pour les autres, et lumineuses pour lui, que l'amour versait à plein dans son intelligence, comme les molécules transparentes d'un jour d'Italie dans un regard ; elle enfin, que les autres, qui ne l'aimaient pas, auraient pensé peut-être à plaindre, mais jamais à admirer !
La belle saison était avancée, et Mme de Saint-Séverin, désolée, demandait à Dieu dans ses prières que sa fille ne finît pas plus vite que l'été. Qu'il faut de désespoir pour qu'une mère ne demande plus davantage ! Oh ! qu'il faut de désespoir pour qu'une femme ne croie plus à la possibilité d'un miracle en faveur de l'être qu'elle chérit. Le dernier soir que Léa vint à la terrasse, Mme de Saint-Séverin aurait bien dit : «Elle ne reviendra pas s'asseoir ici», tant elle voyait clair dans l'état de sa fille. Des pressentiments ne trompent pas quand on aime ; mais ce n'étaient plus des pressentiments qu'avait Mme de Saint-Séverin, c'était la science du médecin habile qui verrait à travers le corps la maladie, et qui assignerait à heure fixe le moment où il entrerait en dissolution. Une connaissance, une infaillibilité que le savoir humain ne donne pas, le sentiment la lui avait acquise. Ah ! ne dites point que la nature n'est pas cruelle, qu'elle a couvert l'instant de la mort d'une incertitude compatissante : cela n'est pas vrai toujours pour celui qui meurt, et cela ne l'est jamais pour celui qui regarde mourir !
Réginald aussi ne s'illusionnait pas. Il se disait que la vierge de son amour rendrait bientôt son corps à la terre et son âme aux éléments : bouton de rose indéplié et flétri sous l'épais tissu de feuilles séchées sans un ouragan que l'on pût accuser ; fleur inutile que personne n'avait respirée ; avorton de fleur sous l'enveloppe fanée de laquelle l'haleine la plus avide, le souffle le plus brûlant, n'eût rien trouvé peut-être à aspirer. Et son amour se renforçait de cette accablante certitude et d'un doute aussi amèrement décevant. Il semblait que toute cette vie qui abandonnait Léa se coulât dans son sein par vagues débordantes et multipliât la sienne. Moquerie diabolique de la destinée ! On se sent du souffle pour deux, on sent, en mettant la main sur sa poitrine, que si cette maudite poitrine pouvait s'ouvrir on aurait du souffle à donner à des millions de créatures, et il faut tout garder pour soi !
Un jour que Léa était couchée sur le banc de la terrasse, Réginald se trouva placé à côté d'elle ; il y restait silencieux sous le poids écrasant de ses pensées, écoutant dans son coeur cette vie intérieure qui ne fait pas de bruit tant elle est profonde, ces tempêtes sourdes qui bouleversent et qui n'ont pas même un murmure. Il n'entendait point les paroles qu'échangeaient Mme de Saint-Séverin et Amédée, assis plus loin, et dont les doigts crispés arrachaient alors les feuilles d'un oranger avec le mouvement âpre d'un homme qui dissimule sa souffrance. Leur conversation était insignifiante ; entrecoupée de silences fréquents et longs, elle roulait sur quelques chétifs accidents de la soirée comme la douceur du temps ou le tintement d'une cloche au fond du paysage. Nous tous qui avons vécu, nous les avons prononcées, ces paroles qui n'expriment rien, avec des voix altérées, pour voiler nos inquiétudes et nos peines à qui les causait. La soirée s'avançait ainsi. Déjà la frange cramoisie qui bordait le ciel à l'horizon était toute rongée, et le vent apportait, par bouffées, ces trésors de parfums cachés dans le sein des fleurs et qui y ont été déposés pour faire oublier, pendant la nuit, aux hommes, la perte du jour. Le banc occupé par Léa, Réginald et Mme de Saint-Séverin, était entouré et surmonté de beaux jasmins. Léa aimait à plonger sa tête dans l'épaisseur de leurs branches souples et verdoyantes ; c'était comme un moelleux oreiller de couleur foncée sur lequel tranchait cette tête si pâle et si blonde. Les boucles du devant de la coiffure de Léa lui tombaient toutes défrisées le long des joues ; elle avait détaché son peigne et jeté sur les nattes de ses cheveux son mouchoir de mousseline brodée qu'elle avait noué sous son menton. Ainsi faite de défrisure, de pâleur, d'agonie, qu'elle était touchante ! Sa pose, quoique un peu affaissée, était des plus gracieuses. Un grand châle de couleur cerise enveloppait sa taille, qui n'était plus même svelte et qu'on eût craint de rompre à la serrer. On eût dit une blanche morte dans un suaire de pourpre. Réginald la couvait de son regard ; c'était presque posséder une femme que de la regarder ainsi. Le malheureux ! Il souffrait autant qu'Amédée et Mme de Saint-Séverin, mais ce n'était pas de la même douleur. Du moins on aurait pu croire que cette douleur eût été pure, qu'en face de ce corps presque fondu comme de la cire aux rayons du soleil, les désirs de chair et de sang ne subsistaient plus, et que la pensée seule dans laquelle s'était réfugié et ennobli l'amour se prenait à cette autre pensée, tout le moi dans la créature et qui allait s'éteignant, s'évaporant pour toujours. Est-ce la force ou la faiblesse humaine, une gloire ou une honte ? Mais il n'en était point ainsi pour Réginald : cette mourante, dont il touchait le vêtement, le brûlait comme la plus ardente des femmes. Il n'y avait pas de bayadère aux bords du Gange, pas d'odalisque dans les baignoires de Stamboul, il n'y aurait point eu de bacchante nue dont l'étreinte eût fait plus bouillonner la moelle de ses os que le contact, le simple contact de cette main frêle et fiévreuse dont on sentait la moiteur à travers le gant qui la couvrait. C'étaient en lui des ardeurs inconnues, des pâmoisons de coeur à défaillir. Tous les rêves que son imagination avait caressés depuis qu'il était revenu d'Italie et qu'il s'était énamouré de Léa, lui revenaient plus poignants encore de l'impossibilité de les voir se réaliser. La nuit qui venait jetait dans son ombre la tête de Léa posée sur l'épaule de sa mère, qui bénissait cette nuit d'être bien obscure, parce qu'elle pouvait pleurer sans craindre que Léa n'interrogeât ses pleurs. Je ne sais... mais cette nuit d'août qui pressait Réginald si près de Léa qu'il sentait le corps de la malade se gonfler contre le sien à chaque respiration longue, pénible, saccadée, comme si elle avait été oppressée d'amour, cette nuit où il y avait du crime et des plaisirs par toute la terre, lui fit boire des pensées coupables dans son air tiède et dans sa rosée. Toute cette nature étalée là aussi semblait amoureuse ! Elle lui servait une ivresse mortelle dans chaque corolle des fleurs, dans ses mille coupes de parfums. Pleuvaient de sa tête et de son coeur dans ses veines, et y roulaient comme des serpents, des sensations délicieuses, altérant avant-goût de jouissances imaginées plus délicieuses encore. Ses mains s'égarèrent comme sa raison. L'une d'elles se glissa autour de la taille abandonnée de la jeune fille, l'autre passa sur ses formes évanouies une pression timidement palpitante.
A force d'émotion, il craignait que l'air ne manquât à ses poumons. Tout plein de passion frissonnante, il avait peur de se hâter dans son audace, - un cri, un geste, un soupir de cette enfant accablé pouvait le trahir. Le trahir ! car il savait bien qu'il faisait mal, mais la nature humaine est si perverse, elle est si lâche, cette nature humaine, que son bonheur furtif devenait plus ébranlant encore du double enivrement du crime et du mystère. Scène odieuse que cette profanation d'une jeune fille dans la nuit noire, sous ce ciel étoilé qui parle d'un monde à venir et qui ment peut-être, tout près d'une mère qui la pleure et d'un frère qui ne la vengera pas, parce qu'une seule de ces stupides étoiles n'envoie pas un dard de lumière sur le fond pâlissant du coupable et n'illumine pas son infamie. !
Soit prostration entière de forces vitales, soit confusion et défaillance sous le poids de sensations inconnues, soit ignorance complète, Léa resta dans le silence et immobile jusqu'à ce qu'un mouvement effrayant fit pousser un cri à sa mère et relever la tête de Réginald dont la bouche s'était collée à celle de l'adolescente, qui ne l'avait pas retirée.
Amédée s'élança pour appeler du secours.
Quand il revint, il n'était plus temps : les flambeaux que l'on apporta n'éclairèrent pas même une agonie. Le sang du coeur avait inondé les poumons et monté dans la bouche de Léa, qui, yeux clos et tête pendante, le vomissait encore, quoiqu'elle ne fût plus qu'un cadavre. Mme de Saint-Séverin, à genoux devant, était tellement anéantie qu'elle ne songeait pas à mettre la main sur le coeur pour épier si la vie ne le réchauffait plus. Elle considérait, les dents serrées et les yeux fixes, sa Léa ainsi trépassée, et sa douleur était si horrible qu'Amédée oublia sa soeur pour elle, et lui dit avec l'expression d'une tendresse pieuse : «Oh ! ma mère, il vous reste encore deux enfants». Elle regarda alors ce qui lui restait, la pauvre mère, mais quand elle fixa sur Réginald ses yeux qui s'étaient remplis de larmes au mot consolant de son fils, ils s'affilèrent comme deux pointes de poignard. Elle se dressa de toute sa hauteur, et, d'une voix qu'il ne dut pas oublier quand il l'eut entendue, elle lui cria aux oreilles «Réginald, tu es un parjure !»
Elle s'était aperçue qu'il avait les lèvres sanglantes.
Publié le 23/07/2007 à 12:00 par Odéliane, Erzebeth, Perceval
Voyage En Enfer
De Gustave Flaubert
Et j’étais au haut du mont Atlas, et de là je contemplais le monde, et son or et sa boue, et sa vertu et son orgueil.
Et Satan m’apparut, et Satan me dit :
– Viens avec moi, regarde, vois ; et puis ensuite tu verras mon royaume, mon monde à moi.
Et Satan m’emmena avec lui et me montra le monde.
Et planant sur les airs, nous arrivâmes en Europe. Là, il me montra des savants, des hommes de lettres, des femmes, des fats, des pédants, des rois et des sages ; ceux-là étaient les plus fous.
Et je vis un frère qui tuait son frère, une mère qui trompait sa fille, des écrivains qui, par le prestige de leur plume, abusaient du peuple, des prêtres qui trahissaient leurs fidèles, des pédants qui faisaient languir la jeunesse, et la guerre qui moissonne les hommes.
Là, c’était un intrigant qui, rampant dans la boue, arrivait jusqu’aux pieds des grands, leur mordait le talon ; ils tombaient, et alors il tressaillait de la chute qu’avait faite cette tête en tombant dans la boue.
Là, un roi savourait, dans sa couche d’infamie où de père en fils ils reçoivent des leçons d’adultère, il savourait les grâces de la courtisane favorite qui gouvernait la France, et le peuple, lui, applaudissait ; c’est qu’il avait les yeux bandés.
Et je vis deux géants : le premier, vieux, courbé, ridé et maigre, s’appuyait sur un long bâton tortueux appelé pédantisme ; l’autre était jeune, fier, vigoureux, avec une taille d’hercule, une tête de poète et des bras d’or ; il s’appuyait sur une énorme massue que le bâton tortueux avait pourtant abîmée ; la massue, c’était la raison.
Et tous deux se battaient vigoureusement, et enfin le vieillard succomba. Je lui demandai son nom.
– Absolutisme, me dit-il.
– Et ton vainqueur ?
– Il a deux noms.
– Lesquels ?
– Les uns l’appellent Civilisation, et les autres Liberté.
Et puis Satan me mena dans un temple, mais un temple en ruines.
Et le peuple fondait des cercueils pour en faire des boulets, et la poussière qui y était s’envolait de dépit ; c’est que ce siècle-là, c’était un siècle de sang.
Et les ruines restèrent désertes. Et un homme, un pauvre homme en guenilles, à la tête blanche, un homme chargé de misère, d’infamie et d’opprobre, un de ceux dont le front, ridé de soucis, renferme à vingt ans les maux d’un siècle, s’assit là au pied d’une colonne.
Et il paraissait comme la fourmi aux pieds de la pyramide.
Et il regarda les hommes longtemps ; tous le regardèrent en dédain et en pitié, et il les maudit tous ; car ce vieillard, c’était la Vérité.
– Montre-moi ton royaume, dis-je à Satan.
– Le voilà !
– Comment donc ?
Et Satan me répondit :
– C’est que ce monde, c’est l’enfer !
Publié le 13/07/2007 à 12:00 par Odéliane, Perceval, Erzebeth
SOLITUDE
De Guy de Maupassant (1850-1893)
C'était après un dîner d'hommes. On avait été fort gai. Un d'eux, un vieil ami, me dit :
- Veux-tu remonter à pied l'avenue des Champs-Élysées ?
Et nous voilà partis, suivant à pas lents la longue promenade, sous les arbres à peine vêtus de feuilles encore. Aucun bruit, que cette rumeur confuse et continue que fait Paris. Un vent frais nous passait sur le visage, et la légion des étoiles semait sur le ciel noir une poudre d'or.
Mon compagnon me dit :
- Je ne sais pourquoi, je respire mieux ici, la nuit, que partout ailleurs. Il me semble que ma pensée s'y élargit. J'ai, par moments, ces espèces de lueurs dans l'esprit qui font croire, pendant une seconde, qu'on va découvrir le divin secret des choses. Puis la fenêtre se referme. C'est fini.
De temps en temps, nous voyions glisser deux ombres le long des massifs ; nous passions devant un banc où deux êtres, assis côte à côte, ne faisaient qu'une tache noire.
Mon voisin murmura :
- Pauvres gens ! Ce n'est pas du dégoût qu'ils m'inspirent, mais une immense pitié. Parmi tous les mystères de la vie humaine, il en est un que j'ai pénétré : notre grand tourment dans l'existence vient de ce que nous sommes éternellement seuls, et tous nos efforts, tous nos actes ne tendent qu'à fuir cette solitude. Ceux-là, ces amoureux des bancs en plein air, cherchent, comme nous, comme toutes les créatures, à faire cesser leur isolement, rien que pendant une minute au moins ; mais ils demeurent, ils demeureront toujours seuls ; et nous aussi.
On s'en aperçoit plus ou moins, voilà tout.
Depuis quelque temps j'endure cet abominable supplice d'avoir compris, d'avoir découvert l'affreuse solitude où je vis, et je sais que rien ne peut la faire cesser, rien, entends-tu ! Quoi que nous tentions, quoi que nous fassions, quels que soient l'élan de nos coeurs, l'appel de nos lèvres et l'étreinte de nos bras, nous sommes toujours seuls.
Je t'ai entraîné ce soir, à cette promenade, pour ne pas rentrer chez moi, parce que je souffre horriblement, maintenant, de la solitude de mon logement. A quoi cela me servira-t-il ? Je te parle, tu m'écoutes, et nous sommes seuls tous deux, côte à côte, mais seuls. Me comprends-tu ?
Bienheureux les simples d'esprit, dit l'Écriture. Ils ont l'illusion du bonheur. Ils ne sentent pas, ceux-là, notre misère solitaire, ils n'errent pas, comme moi, dans la vie, sans autre contact que celui des coudes, sans autre joie que l'égoïste satisfaction de comprendre, de voir, de deviner et de souffrir sans fin de la connaissance de notre éternel isolement.
Tu me trouves un peu fou, n'est-ce pas ?
Écoute-moi. Depuis que j'ai senti la solitude de mon être, il me semble que je m'enfonce, chaque jour davantage, dans un souterrain sombre, dont je ne trouve pas les bords, dont je ne connais pas la fin, et qui n'a point de bout, peut-être ! J'y vais sans personne avec moi, sans personne autour de moi, sans personne de vivant faisant cette même route ténébreuse. Ce souterrain, c'est la vie. Parfois j'entends des bruits, des voix, des cris... je m'avance à tâtons vers ces rumeurs confuses. Mais je ne sais jamais au juste d'où elles partent ; je ne rencontre jamais personne, je ne trouve jamais une autre main dans ce noir qui m'entoure. Me comprends-tu ?
Quelques hommes ont parfois deviné cette souffrance atroce.
Musset s'est écrié :
Qui vient ? Qui m'appelle ? Personne.
Je suis seul. - C'est l'heure qui sonne.
O solitude ! - O pauvreté !
Mais, chez lui, ce n'était là qu'un doute passager, et non pas une certitude définitive, comme chez moi. Il était poète ; il peuplait la vie de fantômes, de rêves. Il n'était jamais vraiment seul. - Moi, je suis seul !
Gustave Flaubert, un des grands malheureux de ce monde, parce qu'il était un des grands lucides, n'écrivait-il pas à une amie cette phrase désespérante : "Nous sommes tous dans un désert. Personne ne comprend personne."
Non, personne ne comprend personne, quoi qu'on pense, quoi qu'on dise, quoi qu'on tente. La terre sait-elle ce qui se passe dans ces étoiles que voilà, jetées comme une graine de feu à travers l'espace, si loin que nous apercevons seulement la clarté de quelques-unes, alors que l'innombrable armée des autres est perdue dans l'infini, si proches qu'elles forment peut-être un tout, comme les molécules d'un corps ?
Eh bien, l'homme ne sait pas davantage ce qui se passe dans un autre homme. Nous sommes plus loin l'un de l'autre que ces astres, plus isolés surtout, parce que la pensée est insondable.
Sais-tu quelque chose de plus affreux que ce constant frôlement des êtres que nous ne pouvons pénétrer ! Nous nous aimons les uns les autres comme si nous étions enchaînés, tout près, les bras tendus, sans parvenir à nous joindre. Un torturant besoin d'union nous travaille, mais tous nos efforts restent stériles, nos abandons inutiles, nos confidences infructueuses, nos étreintes impuissantes, nos caresses vaines. Quand nous voulons nous mêler, nos élans de l'un vers l'autre ne font que nous heurter l'un à l'autre.
Je ne me sens jamais plus seul que lorsque je livre mon coeur à quelque ami, parce que je comprends mieux alors l'infranchissable obstacle. Il est là, cet homme ; je vois ses yeux clairs sur moi ; mais son âme, derrière eux, je ne la connais point. Il m'écoute. Que pense-t-il ? Oui, que pense-t-il ? Tu ne comprends pas ce tourment ? Il me hait peut-être ? ou me méprise ? ou se moque de moi ? Il réfléchit à ce que je dis, il me juge, il me raille, il me condamne, m'estime médiocre ou sot. Comment savoir ce qu'il pense ? Comment savoir s'il m'aime comme je l'aime ? et ce qui s'agite dans cette petite tête ronde ? Quel mystère que la pensée inconnue d'un être, la pensée cachée et libre, que nous ne pouvons ni connaître, ni conduire, ni dominer, ni vaincre !
Et moi, j'ai beau vouloir me donner tout entier, ouvrir toutes les portes de mon âme, je ne parviens point à me livrer. Je garde au fond, tout au fond, ce lieu secret du Moi où personne ne pénètre. Personne ne peut le découvrir, y entrer, parce que personne ne me ressemble, parce que personne ne comprend personne.
Me comprends-tu, au moins, en ce moment, toi ? Non, tu me juges fou ! tu m'examines, tu te gardes de moi ! Tu te demandes : "Qu'est-ce qu'il a, ce soir ?" Mais si tu parviens à saisir un jour, à bien deviner mon horrible et subtile souffrance, viens-t'en me dire seulement : Je t'ai compris ! et tu me rendras heureux, une seconde, peut-être.
Ce sont les femmes qui me font encore le mieux apercevoir ma solitude.
Misère ! Misère ! Comme j'ai souffert par elles, parce qu'elles m'ont donné souvent, plus que les hommes, l'illusion de n'être pas seul !
Quand on entre dans l'Amour, il semble qu'on s'élargit. Une félicité surhumaine vous envahit. Sais-tu pourquoi ? Sais-tu d'où vient cette sensation d'immense bonheur ? C'est uniquement parce qu'on s'imagine n'être plus seul. L'isolement, l'abandon de l'être humain paraît cesser. Quelle erreur !
Plus tourmentée encore que nous par cet éternel besoin d'amour qui ronge notre coeur solitaire, la femme est le grand mensonge du Rêve.
Tu connais ces heures délicieuses passées face à face avec cet être à longs cheveux, aux traits charmeurs et dont le regard nous affole. Quel délire égare notre esprit ! Quelle illusion nous emporte !
Elle et moi, nous n'allons plus faire qu'un, tout à l'heure, semble-t-il ? Mais ce tout à l'heure n'arrive jamais, et, après des semaines d'attente, d'espérance et de joie trompeuse, je me retrouve tout à coup, un jour, plus seul que je ne l'avais encore été.
Après chaque baiser, après chaque étreinte, l'isolement s'agrandit. Et comme il est navrant, épouvantable.
Un poète, M. Sully Prudhomme, n'a-t-il pas écrit :
Les caresses ne sont que d'inquiets transports,
Infructueux essais du pauvre amour qui tente
L'impossible union des âmes par les corps...
Et puis, adieu. C'est fini. C'est à peine si on reconnaît cette femme qui a été tout pour nous pendant un moment de la vie, et dont nous n'avons jamais connu la pensée intime et banale sans doute !
Aux heures mêmes où il semblait que, dans un accord mystérieux des êtres, dans un complet emmêlement des désirs et de toutes les aspirations, on était descendu jusqu'au profond de son âme, un mot, un seul mot, parfois, nous révélait notre erreur, nous montrait, comme un éclair dans la nuit, le trou noir entre nous.
Et pourtant, ce qu'il y a encore de meilleur au monde, c'est de passer un soir auprès d'une femme qu'on aime, sans parler, heureux presque complètement par la seule sensation de sa présence. Ne demandons pas plus, car jamais deux êtres ne se mêlent.
Quant à moi, maintenant, j'ai fermé mon âme. Je ne dis plus à personne ce que je crois, ce que je pense et ce que j'aime. Me sachant condamné à l'horrible solitude, je regarde les choses, sans jamais émettre mon avis. Que m'importent les opinions, les querelles, les plaisirs, les croyances ! Ne pouvant rien partager avec personne, je me suis désintéressé de tout. Ma pensée, invisible, demeure inexplorée. J'ai des phrases banales pour répondre aux interrogations de chaque jour, et un sourire qui dit : "Oui", quand je ne veux même pas prendre la peine de parler.
Me comprends-tu ?
Nous avions remonté la longue avenue jusqu'à l'Arc de triomphe de l'Étoile, puis nous étions redescendus jusqu'à la place de la Concorde, car il avait énoncé tout cela lentement, en ajoutant encore beaucoup d'autres choses dont je ne me souviens plus.
Il s'arrêta et, brusquement, tendant le bras vers le haut obélisque de granit, debout sur le pavé de Paris et qui perdait, au milieu des étoiles, son long profil égyptien, monument exilé, portant au flanc l'histoire de son pays écrite en signes étranges, mon ami s'écria :
- Tiens, nous sommes tous comme cette pierre.
Puis il me quitta sans ajouter un mot.
Était-il gris ? Était-il fou ? Était-il sage ? Je ne le sais encore. Parfois il me semble qu'il avait raison ; parfois il me semble qu'il avait perdu l'esprit.
31 mars 1884
Publié le 13/07/2007 à 12:00 par Odéliane, Perceval, Erzebeth
Béatrice
par
Marcel Schwob (1867-1905) Ecrivain, conteur, poète, traducteur et érudit. Ses œuvres principales : Cœur double (1891), Le livre de Monelle (1894) et Vies imaginaires (1896).
Il ne me reste que peu d'instants à vivre : je le sens et je le sais. J'ai voulu une mort douce ; mes propres cris m'auraient étouffé dans l'agonie d'un autre supplice ; car je crains plus que l'ombre grandissante le son de ma voix ; l'eau parfumée où je suis plongé, nuageuse comme un bloc d'opale, se teint graduellement de veines roses par mon sang qui s'écoule : quand l'aurore liquide sera rouge, je descendrai vers la nuit. Je n'ai pas tranché l'artère de ma main droite, qui jette ces lignes sur mes tablettes d'ivoire : trois sources jaillissantes suffisent pour vider le puits de mon coeur ; il n'est pas si profond qu'il ne soit bientôt tari, et j'en ai pleuré tout le sang dans mes larmes.
Mais je ne puis plus sangloter, car l'affreuse terreur me serre la gorge quand j'entends mes sanglots ; que Dieu me retire la conscience avant le son de mon râle qui va venir ! Mes doigts faiblissent ; il est temps d'écrire ; j'ai lu assez longtemps le dialogue de Phédon, - mes pensées ne s'unissent plus qu'avec peine, et j'ai hâte de faire ma confession muette : l'air de la terre n'entendra plus ma voix.
Une tendre amitié m'avait dès longtemps rapproché de Béatrice. Toute petite, elle venait dans la maison de mon père, grave déjà, avec des yeux profonds, étrangement mouchetés de jaune. Sa figure était légèrement anguleuse, les méplats accusés, et la peau d'un blanc mat comme un marbre auquel un praticien n'aurait jamais touché, mais où le statuaire lui-même a mis la forte écriture de son ciseau. Les lignes couraient sur des arêtes vives, jamais adoucies par le trois-quarts ; et quand une émotion rougissait son visage, on eût dit d'une figure d'albâtre intérieurement éclairé par une lampe rose.
Elle était gracieuse, assurément, mais d'une souplesse dure, car la marque de son geste était si nette qu'elle restait fixée dans les yeux ; quand elle tordait ses cheveux sur son front, la symétrie parfaite de ses mouvements paraissait l'attitude votive d'une déesse immobile, bien différente de la fuite rapide des bras de jeunes filles, qui semble un battement d'ailes à peine soulevées. Pour moi, que l'étude des choses grecques plongeait dans la contemplation antique, Béatrice était un marbre antérieur à l'art humain de Phidias, une figure sculptée par les vieux maîtres Éginètes, suivant les règles immuables de l'harmonie supérieure.
Nous avions lu longtemps ensemble les immortels poètes des Grecs, mais surtout nous avions étudié les philosophes des premiers temps, et nous pleurions les poèmes de Xénophane et d'Empédocle, que nul oeil humain ne verra plus. Platon nous charmait par la grâce infinie de son éloquence, quoique nous eussions repoussé l'idée qu'il se faisait de l'âme, jusqu'au jour où deux vers que ce divin sage avait écrit dans sa jeunesse me révélèrent sa véritable pensée et me plongèrent dans le malheur.
Voici ce terrible distique qui frappa un jour mes yeux dans le livre d'un grammairien de la décadence :
Tandis que je baisais Agathon, mon âme est venue sur mes lèvres :
Elle voulait, l'infortunée, passer en lui !
Dès que j'eus saisi le sens des paroles du divin Platon, une lumière éclatante se fit en moi. L'âme n'était point différente de la vie : c'était le souffle animé qui peuple le corps ; et, dans l'amour, ce sont les âmes qui se cherchent lorsque les amants se baisent sur la bouche : l'âme de l'amante veut habiter dans le beau corps de celui qu'elle aime, et l'âme de l'amant désire ardemment se fondre dans les membres de sa maîtresse. Et les infortunés n'y parviennent jamais. Leurs âmes montent sur leurs lèvres, elles se rencontrent, elles se mêlent, mais elles ne peuvent pas émigrer. Or, y aurait-il un plaisir plus céleste que de changer de personnes en amour, que de se prêter ces vêtements de chair si chaudement caressés, si voluptueusement voulus ? Quelle étonnante abnégation, quel suprême abandon que de donner son corps à l'âme d'une autre, au souffle d'un autre ! Mieux qu'un dédoublement, mieux qu'une possession éphémère, mieux que le mélange inutile et décevant de l'haleine ; c'est le don supérieur de la maîtresse à son amant, le parfait échange si vainement rêvé, le terme infini de tant d'étreintes et de morsures.
Or j'aimais Béatrice, et elle m'aimait. Nous nous l'étions dit souvent, tandis que nous lisions les mélancoliques pages du poète Longus, où les couplets de prose tombent avec une cadence monotone. Mais nous ignorions autant l'amour de nos âmes que Daphnis et Chloé ignoraient l'amour de leurs corps. Et ces vers du divin Platon nous révélèrent le secret éternel par où les âmes amantes peuvent se posséder parfaitement. Et dès lors, Béatrice et moi nous ne pensâmes plus qu'à nous unir ainsi pour nous abandonner l'un à l'autre.
Mais ici commença l'indéfinissable horreur. Le baiser de la vie ne pouvait nous marier indissolublement. Il fallait que l'un de nous se sacrifiât à l'autre. Car le voyage des âmes ne saurait être une migration réciproque. Nous le sentions bien tous deux, mais nous n'osions nous le dire. Et j'eus l'atroce faiblesse, inhérente à l'égoïsme de mon âme d'homme, de laisser Béatrice dans l'incertitude. La sculpturale beauté de mon amie se mit à décliner. La lampe rose cessa de s'allumer à l'intérieur de son visage d'albâtre. Les médecins donnèrent à son mal le nom d'anémie ; mais je savais que c'était son âme qui se retirait de son corps. Elle évitait mes regards anxieux avec un sourire triste. L'amaigrissement de ses membres devint excessif. Son visage fut bientôt si pâle que les yeux seuls y brillaient d'un feu sombre. Les rougeurs apparaissaient et s'évanouissaient sur ses joues et ses lèvres comme les dernières vacillations d'une flamme qui va s'éteindre. Alors je sus que Béatrice allait m'appartenir entièrement dans peu de jours, et malgré ma tristesse infinie une joie s'étendit en moi.
Le dernier soir, elle m'apparut sur les draps blancs comme une statue de cire vierge. Elle tourna lentement sa figure vers moi, et dit : «Au moment où je mourrai, je veux que tu me baises sur la bouche et que mon dernier souffle passe en toi !»
Je crois que je n'avais remarqué combien sa voix était chaude et vibrante ; mais ces paroles me donnèrent l'impression d'un fluide tiède qui me toucherait. Presque aussitôt ses yeux suppliants cherchèrent les miens, et je compris que l'instant était venu. J'attachai mes lèvres sur les siennes pour boire son âme.
Horreur ! Infernale et démoniaque horreur ! Ce n'est pas l'âme de Béatrice qui passa en moi, c'est sa voix ! Le cri que je poussai me fit chanceler et blêmir. Car ce cri aurait dû s'échapper des lèvres de la morte, et c'est de ma gorge qu'il jaillissait. Ma voix était devenue chaude et vibrante, et elle me donnait l'impression d'un fluide tiède qui me toucherait. J'avais tué Béatrice et j'avais tué ma voix ; la voix de Béatrice habitait en moi, une voix tiède d'agonisante qui me terrifiait.
Mais aucun des assistants ne parut s'en apercevoir : ils s'empressaient autour de la morte pour accomplir leurs fonctions.
La nuit vint, silencieuse et lourde. Les flammes des cierges montaient tout droit et très haut, léchant presque les tentures pesantes. Et le dieu de la Terreur avait étendu sa main sur moi. Chacun de mes sanglots me faisait mourir de mille morts : il était exactement semblable aux sanglots de Béatrice quand, devenue inconsciente, elle se lamentait de mourir. Et, tandis que je pleurais, agenouillé près du lit, le front sur les draps, c'étaient ses pleurs à elle qui semblaient s'élever en moi, sa voix passionnée qui semblait flotter dans l'air, plaignant sa misérable mort.
N'aurais-je pas dû le savoir ? La voix est éternelle ; la parole ne périt pas. Elle est la migration perpétuelle des pensées humaines, le véhicule des âmes ; les mots gisent desséchés sur les feuilles de papier, comme les fleurs dans un herbier ; mais la voix les fait revivre de sa propre vie immortelle. Car la voix n'est autre chose que le mouvement des molécules de l'air sous l'impulsion d'une âme ; et l'âme de Béatrice était en moi, mais je ne pouvais comprendre et sentir que sa voix.
Maintenant que nous allons être délivrés, ma terreur s'apaise ; mais elle va se renouveler ; je la sens arriver, cette horreur inexprimable ; la voici qui nous saisit - car je râle, - et mon râle, qui est chaud et vibrant, plus tiède que l'eau de ma baignoire, c'est le râle de Béatrice !
Publié le 13/07/2007 à 12:00 par Odéliane, Perceval, Erzebeth
La torture par l'espérance
Villiers de l'Isle Adam
Sous les caveaux de l'Official de Saragosse, au tomber d'un soir de jadis, le vénérable Pedro Arbuez d'Espila, sixième prieur des dominicains de Ségovie, troisième Grand-Inquisiteur d'Espagne, - suivi d'un fra redemptor (maître-tortionnaire) et précédé de deux familiers du Saint-Office, ceux-ci tenant des lanternes, descendit vers un cachot perdu. La serrure d'une porte massive grinça; l'on pénétra dans un méphitique in pace, où le jour de souffrance d'en haut laissait entrevoir, entre des anneaux scellés aux murs, un chevalet noirci de sang, un réchaud, une cruche. Sur une litière de fumier, et maintenu par des entraves, le carcan de fer au cou, se trouvait assis, hagard, un homme en haillons, d'un âge désormais indistinct.
Ce prisonnier n'était autre que rabbi Aser Abarbanel, juif aragonais, qui, prévenu d'usure et d'impitoyable dédain des Pauvres, - avait, depuis plus d'une année, été, quotidiennement, soumis à la torture. Toutefois, son "aveuglement étant aussi dur que son cuir", il s'était refusé à l'abjuration.
Fier d'une filiation plusieurs fois millénaire, orgueilleux de ses antiques ancêtres, - car tous les juifs dignes de ce nom sont jaloux de leur sang, - il descendait, talmudiquement, d'Othoniel, et, par conséquent, d'Ipsiboë, femme de ce dernier Juge d'Israël: circonstance qui avait aussi soutenu son courage au plus fort des incessants supplices.
Ce fut donc les yeux en pleurs, en songeant que cette âme si ferme s'excluait du salut, que le vénérable Pedro Arbuez d'Espila, s'étant approché du rabbin frémissant, prononça les paroles suivantes:
-"Mon fils, réjouissez-vous: voici que vos épreuves d'ici-bas vont prendre fin. Si, en présence de tant d'obstination, j'ai dû permettre, en gémissant, d'employer bien des rigueurs, ma tâche de correction fraternelle a ses limites. Vous êtes le figuier rétif qui, trouvé tant de fois sans fruit, encourt d'être séché... mais c'est à Dieu seul de statuer sur votre âme. Peut-être l'infinie Clémence luira-t-elle pour vous au suprême instant! Nous devons l'espérer! Il est des exemples... Ainsi soit! - Reposez donc, ce soir, en paix. Vous ferez partie, demain, de l'auto da fé: c'est-à-dire que vous serez exposé au quemadero, brasier prémonitoire de l'éternelle Flamme; il ne brûle, vous le savez, qu'à distance, mon fils: et la Mort met, au moins, deux heures (souvent trois) à venir, à cause des langes mouillés et glacés dont nous avons soin de préserver le front et le coeur des holocaustes. Vous serez quarante-trois seulement. Considérez que, placé au dernier rang, vous aurez le temps nécessaire pour invoquer Dieu, pour lui offrir ce baptême du feu qui est de l'Esprit-Saint. Espérez donc en La Lumière et dormez."
En achevant ce discours, dom Arbuez ayant, d'un signe, fait désenchaîner le malheureux, l'embrassa tendrement. Puis, ce fut le tour du fra redemptor qui, tout bas, pria le juif de lui pardonner ce qu'il lui avait fait subir en vue de le rédimer; - puis l'accolèrent les deux familiers, dont le baiser, à travers leurs cagoules, fut silencieux. La cérémonie terminée, le captif fut laissé, seul et interdit, dans les ténèbres.
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Rabbi Aser Abarbanel, la bouche sèche, le visage hébété de souffrance, considéra d'abord, sans attention précise, la porte fermée. - "Fermée?..." Ce mot, tout au secret de lui-même, éveillait, en ses confuses pensées, une songerie. C'est qu'il avait entrevu, un instant, la lueur des lanternes en la fissure d'entre les murailles de cette porte. Une morbide idée d'espoir, due à l'affaissement de son cerveau, émut son être. Il se traîna vers l'insolite chose apparue! Et, bien doucement, glissant un doigt, avec de longues précautions, dans l'entrebâillement, il tira la porte vers lui... O stupeur! par un hasard extraordinaire, le familier qui l'avait refermée avait tourné la grosse clef un peu avant le heurt contre les montant de pierre. De sorte que, le pêne rouillé n'étant pas entré dans l'écrou, la porte roula de nouveau dans le réduit.
Le rabbin risqua un regard au dehors.
A la faveur d'une sorte d'obscurité livide, il distingua, tout d'abord, un demi-cercle de murs terreux, troués par des spirales de marches; - et, dominant, en face de lui, cinq ou six degrés de pierre, une espèce de porche noir, donnant accès en un vaste corridor, dont il n'était possible d'entrevoir, d'en bas, que les premiers arceaux.
S'allongeant donc, il rampa jusqu'au ras de ce seuil. - Oui, c'était bien un corridor, mais d'une longueur démesurée! Un jour blême, une lueur de rêve, l'éclairait: des veilleuses, suspendues aux voûtes, bleuissaient par intervalles, la couleur terne de l'air; - le fond lointain n'était que de l'ombre. Pas une porte, latéralement, en cette étendue! D'un seul côté, à sa gauche, des soupiraux, aux grilles croisées, en des enfoncées du mur, laissaient passer un crépuscule - qui devait être celui du soir, à cause des rouges rayures qui coupaient, de loin en loin, le dallage. Et quel effrayant silence!... Pourtant, là-bas, au profond de ces brumes, une issue pouvait donner sur la liberté! La vacillante espérance du juif était tenace, car c'était la dernière.
Sans hésiter donc, il s'aventura sur les dalles, côtoyant la paroi des soupiraux, s'efforçant de se confondre avec la ténébreuse teinte des longues murailles. Il avançait avec lenteur, se traînant sur la poitrine - et se retenant de crier lorsqu'une plaie, récemment avivée, le lancinait.
Soudain, le bruit d'une sandale qui s'approchait parvint jusqu'à lui dans l'écho de cette allée de pierre. Un tremblement le secoua, l'anxiété l'étouffait; sa vue s'obscurcit. Allons! c'était fini, sans doute! Il se blottit, à croppetons, dans un enfoncement, et, à demi-mort, attendit.
C'était un familier qui se hâtait. Il passa rapidement, un arrache-muscles au poing, cagoule baissée, terrible, et disparut. Le saisissement, dont le rabbin venait de subir l'étreinte, ayant comme suspendu les fonctions de la vie, il demeura, près d'une heure, sans pouvoir effectuer un mouvement. Dans la crainte d'un surcroît de tourments s'il était repris, l'idée lui vint de retourner en son cachot. Mais le vieil espoir lui chuchotait, dans l'âme, ce divin Peut-être, qui réconforte dans les pires détresses! Un miracle s'était produit! Il ne fallait plus douter! Il se remit donc à ramper vers l'évasion possible. Exténué de souffrance et de faim, tremblant d'angoisses, il avançait! - Et ce sépulcral corridor semblait s'allonger mystérieusement! Et lui, n'en finissant pas d'avancer, regardait toujours l'ombre, là-bas, où devait être une issue salvatrice!
-Oh! oh! voici que des pas sonnèrent de nouveau, mais, cette fois, plus lents et plus sonores. Les formes blanches et noires, aux longs chapeaux à bords roulés, de deux inquisiteurs, lui apparurent, émergeant sur l'air terne, là-bas. Ils causaient à voix basse et paraissaient en controverse sur un point important, car leurs mains s'agitaient.
A cet aspect, rabbi Aser Abarbanel ferma les yeux; son coeur battit à le tuer; ses haillons furent pénétrés d'une froide sueur d'agonie; il resta béant, immobile, étendu le long du mur, sous le rayon d'une veilleuse, immobile, implorant le Dieu de David.
Arrivés en face de lui, les deux inquisiteurs s'arrêtèrent sous la lueur de la lampe, - ceci par un hasard sans doute provenu de leur discussion. L'un d'eux, en écoutant son interlocuteur, se trouva regarder le rabbin! Et, sous ce regard dont il ne comprit pas, d'abord, l'expression distraite, le malheureux croyait sentir les tenailles chaudes mordre encore sa pauvre chair; il allait donc redevenir une plainte et une plaie! Défaillant, ne pouvant respirer, les paupières battantes, il frissonnait, sous l'effleurement de cette robe. Mais, chose à la fois étrange et naturelle, les yeux de l'inquisiteur étaient évidemment ceux d'un homme profondément préoccupé de ce qu'il va répondre, absorbé par l'idée de ce qu'il écoute, ils étaient fixes - et semblaient regarder le juif sans le voir!
En effet, au bout de quelques minutes, les deux sinistres discuteurs continuèrent leur chemin, à pas lents, et toujours causant à voix basse, vers le carrefour d'où le captif était sorti; ON NE L'AVAIT PAS VU!... Si bien que, dans l'horrible désarroi de ses sensations, celui-ci eut le cerveau traversé par cette idée: "Serais-je déjà mort, qu'on ne me voit pas?" Une hideuse impression le tira de léthargie: en considérant le mur, tout contre son visage, il crut voir, en face des siens, deux yeux féroces qui l'observaient!... Il rejeta la tête en arrière en une transe éperdue et brusque, les cheveux dressés!... Mais non! non. Sa main venait de se rendre compte, en tâtant les pierres: c'était le reflet des yeux de l'inquisiteur qu'il avait encore dans les prunelles, et qu'il avait réfracté sur deux taches de la muraille.
En marche! Il fallait se hâter vers ce but qu'il s'imaginait (maladivement sans doute) être la délivrance! vers ces ombres dont il n'était plus distant que d'une trentaine de pas, à peu près. Il reprit donc, plus vite, sur les genoux, sur les mains, sur le ventre, sa voie douloureuse; et bientôt il entra dans la partie obscure de ce corridor effrayant.
Tout à coup, le misérable éprouva du froid sur ses mains qu'il appuyait sur les dalles; cela provenait d'un violent souffle d'air, glissant sous une porte à laquelle aboutissaient les deux murs. - Ah! Dieu! si cette porte s'ouvrait sur le dehors! Tout l'être du lamentable évadé eut comme un vertige d'espérance! Il l'examinait, du haut en bas, sans pouvoir bien la distinguer à cause de l'assombrissement autour de lui. - Il tâtait: point de verrous! ni de serrure. - Un loquet!... Il se redressa: le loquet céda sous son pouce; la silencieuse porte roula devant lui.
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-"ALLELUIA!..." murmura, dans un immense soupir d'actions de grâces, le rabbin, maintenant debout sur le seuil, à la vue de ce qui lui apparaissait.
La porte s'était ouverte sur des jardins, sous une nuit d'étoiles! sur le printemps, la liberté, la vie! Cela donnait sur la campagne prochaine, se prolongeant vers les sierras dont les sinueuses lignes bleues se profilaient sur l'horizon; - là, c'était le salut! - Oh! s'enfuir! Il courrait toute la nuit sous ces bois de citronniers dont les parfums lui arrivaient. Une fois dans les montagnes, il serait sauvé! Il respirait le bon air sacré; le vent le ranimait, ses poumons ressuscitaient! Il entendait, en son coeur dilaté, le Veni foras de Lazare! Et, pour bénir encore le Dieu qui lui accordait cette miséricorde, il étendit les bras devant lui, en levant les yeux au firmament. Ce fut une extase.
Alors, il crut voir l'ombre de ses bras se retourner sur lui-même: - il crut sentir que ces bras d'ombre l'entouraient, l'enlaçaient, - et qu'il était pressé tendrement contre une poitrine. Une haute figure était, en effet, auprès de la sienne. Confiant, il abaissa le regard vers cette figure - et demeura pantelant, affolé, l'oeil morne, trémébond, gonflant les joues et bavant d'épouvante.
-Horreur! il était dans les bras du Grand-Inquisiteur lui-même, du vénérable Pedro Arbuez d'Espila, qui le considérait, de grosses larmes plein les yeux, et d'un air de bon pasteur qui retrouve sa brebis égarée!...
Le sombre prêtre pressait contre son coeur, avec un élan de charité si fervente, le malheureux juif, que les pointes du cilice monacal sarclèrent, sous le froc, la poitrine du dominicain. Et, pendant que rabbi Aser Abarbanel, les yeux révulsés sous les paupières, râlait d'angoisse entre les bras de l'ascétique dom Arbuez et comprenait confusément que toutes les phases de la fatale soirée n'étaient qu'un supplice prévu, celui de l'Espérance! le Grand-Inquisiteur, avec un accent de poignant reproche et le regard consterné, lui murmurait à l'oreille, d'une haleine brûlante et altérée par les jeûnes:
-Eh quoi, mon enfant! A la veille, peut-être, du salut... vous vouliez donc nous quitter!
Publié le 13/07/2007 à 12:00 par Odéliane, Perceval, Erzebeth
La Princesse aux lys rouges
par
Jean Lorrain (1855-1906) d’abord critique pour différents journaux puis auteur de nouvelles et de poèmes. C’est un personnage provoquant, jugé Dandy et décalé.
Ses œuvres principales : Princesses d’ivoire et d’ivresse et Monsieur de Phocas.
C'était une austère et froide enfant de rois : seize ans à peine, des yeux gris d'aigle sous de hautains sourcils, et si blanche qu'on eût dit ses mains de cire et ses tempes de perles. On l'appelait Audovère.
Fille d'un vieux roi guerrier toujours occupé de lointaines conquêtes, quand il ne bataillait pas à la frontière, elle avait grandi dans un cloître, au milieu des tombeaux des rois de sa race, et sa première enfance avait été confiée à des nonnes : la princesse Audovère avait perdu sa mère à sa naissance.
Le cloître, où elle avait vécu les seize ans de sa vie, était situé dans l'ombre et le silence d'une séculaire forêt ; le roi seul en savait le chemin, et la princesse n'avait jamais vu d'autre face d'homme au monde que celle de son père.
C'était un lieu sévère, à l'abri des routes et des passages de bohémiens, et rien n'y pénétrait que la lumière du soleil, et encore n'y venait-elle qu'affaiblie à travers la voûte épaissie des feuillages des chênes.
A la vesprée, la princesse Audovère sortait parfois hors de l'enceinte du cloître et se promenait à pas lents, escortée de deux rangs de processionnantes nonnes. Elle était sérieuse et pensive, comme accablée sous le poids d'un fier secret, et si pâle qu'on eût dit qu'elle allait bientôt mourir.
Une longue robe de laine blanche à l'ourlet brodé de larges trèfles d'or traînait sur ses pas, et un cercle d'argent ciselé assujettissait sur ses tempes un léger voile de gaze bleue ou s'atténuait la nuance de ses cheveux. Audovère était blonde comme le pollen des lys et le vermeil un peu pâli des vieux vases d'autel.
Et c'était là sa vie. Calme et le coeur empli d'une espérante joie, comme une autre eût attendu un retour de fiancé, elle attendait au cloître le retour de son père ; et c'était son passe-temps et ses plus douces pensées que de songer aux batailles, aux périls des armées et aux princes massacrés dont triomphait le roi.
Autour d'elle, en avril, les hauts talus se fleurissaient de primevères, ils s'ensanglantaient d'argile et de feuilles mortes à l'automne ; et, toujours froide et pâle dans sa robe de laine blanche bordée de trèfles d'or, en avril comme en octobre, en juin ardent comme en novembre, la princesse Audovère passait, toujours silencieuse, au pied des chênes roux ou verts.
L'été, il lui arrivait parfois de tenir à la main de grands lys blancs poussés dans le jardin du cloître, et elle était si frêle et blanche elle-même qu'on eût dit qu'elle était leur soeur. En automne, c'étaient des digitales qu'elle tourmentait entre ses doigts, des digitales violacées cueillies dans l'orée des clairières ; et le rose malade de ses lèvres ressemblait à la pourpre vineuse des fleurs, et, chose étrange, elle n'effeuillait jamais les digitales, mais elle les baisait souvent, comme machinale, tandis que ses doigts semblaient prendre plaisir à déchiqueter les lys. Un sourire cruel entr'ouvrait alors sa bouche, et l'on eût dit qu'elle accomplissait quelque rite obscur correspondant à travers les espaces à quelque oeuvre lointaine, et c'était en effet (les peuples l'ont su plus tard) une cérémonie d'ombre et de sang.
A chaque geste de la princesse vierge étaient liées la souffrance et la mort d'un homme. Le vieux roi le savait bien. Il détenait loin des yeux, dans ce cloître ignoré, cette virginité funeste et la princesse complice le savait bien aussi : d'où son sourire, quand elle baisait les digitales ou déchirait les lys entre ses beaux doigts lents.
Chaque lys effeuillé était un corps de prince ou de jeune guerrier frappé dans la bataille, chaque digitale baisée une blessure ouverte, une plaie élargie livrant passage au sang des cœurs ; et la princesse Audovère ne comptait plus ses lointaines victoires. Depuis quatre ans qu'elle connaissait le charme, elle allait prodiguant ses baisers aux vénéneuses fleurs rouges, massacrant impitoyablement les beaux lys de candeur, donnant la mort dans un baiser, prenant la vie dans une étreinte, funèbre aide de camp et mystérieux bourreau du roi son père. Chaque soir le chapelain du couvent, un vieux barnabite aveugle recevait l'aveu de ses fautes et l'absolvait ; car les fautes des reines ne damnent que les peuples, et l'odeur des cadavres est un encens au pied du trône de Dieu.
Et la princesse Audovère n'avait ni remords ni tristesse. D'abord elle se savait pure par l'absolution, et puis les champs de bataille et les soirs de défaite, où râlent avec d'infâmes moignons, brandis vers le ciel rouge, des agonies de princes, de routiers et de gueux plaisent à l'orgueil des vierges : les vierges n'ont pas pour le sang l'horreur angoissée des mères - les mères toujours frissonnantes pour des fils bien-aimés -, puis Audovère était surtout la fille de son père.
Un soir (comment avait-il pu gagner ce cloître ignoré ?), un misérable fugitif venait s'abattre avec un cri d'enfant à la porte du saint asile ; il était noir de sueur et de poussière et son pauvre corps troué saignait par sept plaies. Les nonnes le recueillirent et l'installèrent au frais, plus encore par terreur que par pitié, dans la crypte des tombeaux.
On déposa près de lui une cruche d'eau glacée pour qu'il y pût boire à sa soif, et un goupillon trempé d'eau bénite avec un crucifix pour l'aider à passer de vie à trépas ; car il hoquetait déjà, la poitrine étranglée d'un commencement d'angoisse. A neuf heures, au réfectoire, la supérieure fit réciter pour le blessé la prière des morts, les nonnes un peu émues regagnèrent leurs cellules et puis le couvent tomba dans le sommeil.
Audovère seule ne dormait pas, elle songeait au fugitif. Elle l'avait à peine entrevu traversant le jardin au bras des deux vieilles sœurs et une pensée l'obsédait : cet agonisant était certainement un ennemi de son père, quelque fuyard échappé au massacre, dernière épave échouée en ce couvent de quelque effroyable panique. La bataille avait dû se livrer dans les environs, plus près que ne le soupçonnaient les nonnes, et la forêt devait être à cette heure pleine d'autres fuyards, d'autres misérables saignant et geignant ; et toute une humanité souffrante et laide de sanie et de moignons envelopperait d'ici l'aube l'enceinte du cloître, où l'accueillerait l'indolente charité des sœurs.
On était alors en plein juillet et de longues plates-bandes de lys embaumaient le jardin ; la princesse Audovère y descendit.
Et, à travers les hautes tiges baignées de clair de lune et dressant dans la nuit comme d'humides fers de lance, la princesse Audovère s'avança et se mit lentement à effeuiller les fleurs.
Mais, ô mystère ! Voici que s'exhalèrent des soupirs et des râles, que pleurèrent des plaintes. Les fleurs, sous ses doigts, avaient des résistances et des caresses de chair ; un moment quelque chose de chaud lui tomba sur les mains qu'elle prit pour des larmes, et l'odeur des lys écœurait, singulièrement changée, devenue fade et lourde, leurs coupes emplies d'un délétère encens.
Et quoique défaillante, acharnée à sa tâche, Audovère poursuivait son oeuvre meurtrière, décapitant sans pitié, effeuillant sans relâche calices et boutons ; mais plus elle en abattait, plus les fleurs renaissaient innombrables. C'était maintenant comme un champ de hautes fleurs rigides, dressées hostiles sous ses pas, une véritable armée de piques et de hallebardes épanouies sous la lune en quadruples pétales, et, cruellement lasse, mais prise d'un vertige, d'une rage de destruction, la princesse allait toujours, déchiquetant, meurtrissant, broyant tout devant elle, quand une étrange vision l'arrêta.
D'une gerbe de fleurs plus hautes, une transparence bleuâtre, un cadavre d'homme émergea. Les bras étendus en croix, les pieds crispés l'un sur l'autre, il étalait dans la nuit les plaies de son flanc gauche et de ses mains saignantes ; une couronne d'épines s'éclaboussait de boue et de sanie à l'entour de ses tempes, et la princesse effarée reconnut le misérable fugitif recueilli le soir même, le blessé agonisant de la crypte. Il souleva péniblement une paupière tuméfiée et d'une voix de reproche : "Pourquoi m'as-tu frappé ? Que t'avais-je fait !" dit-il.
On retrouva le lendemain la princesse Audovère étendue, des lys entre ses mains et serrés sur son cœur, les yeux révulsés, morte. Elle gisait au travers d'une allée, à l'entrée du jardin, mais autour d'elle tous les lys étaient rouges. Ils ne refleurirent jamais blancs dans l'avenir. Ainsi mourut la princesse Audovère pour avoir respiré les lys nocturnes d'un cloître, en un jardin de juillet.
Publié le 13/07/2007 à 12:00 par Odéliane, Perceval, Erzebeth
Les trois âmes
par
ERCKMANN-CHATRIAN, pseudonyme de deux romanciers et dramaturges lorrains associés dont Emile Erckmann (1822-1899) et Alexandre Chatrian (1826-1890). Œuvres principales : L’illustre Docteur Matheus (1859) et L’ami Fritz.
En 1805, je faisais ma sixième année de philosophie transcendantale à Heidelberg. Vous connaissez l’existence universitaire ; c’est une existence large... une existence de grand seigneur : on se lève à midi, on fume sa vieille pipe d’Ulm, on vide un ou deux petits verres de schnaps, et puis on boutonne sa polonaise jusqu’au menton, on pose sa casquette plate à la prussienne sur l’oreille gauche, et l’on va tranquillement écouter, pendant une demi-heure, l’illustre professeur Häsenkopf, discutant sur les idées a priori ou a posteriori. Chacun est libre de bâiller et même de s’endormir si cela lui convient.
Le cours terminé, on se rend à la brasserie du Roi Gambrinus ; on allonge ses jambes sous la table ; les jolies servantes à corset de taffetas noir accourent avec des plats de saucisses, des tranches de jambon et des canettes de bière forte. On chante l’air des Brigands, de Schiller ; on boit, on mange... L’un siffle son chien Hector, l’autre saisit à la taille Charlotte ou Grédelé... Parfois alors la bataille s’engage, les coups de trique pleuvent, les chopes trébuchent, les canettes tombent. Le wachtmann arrive, il vous empoigne, et vous allez passer la nuit au violon.
Ainsi s’écoulent les jours, les mois et les années !
On rencontre, à Heidelberg, des princes, des ducs et des barons en herbe ; on y rencontre aussi des fils de savetiers, de maîtres d’école et d’honorables commerçants. Messieurs les jeunes seigneurs font bande à part, mais tout le reste se mêle fraternellement.
J’avais alors trente-deux ans, ma barbe commençait à grisonner ; la chope, la pipe et la choucroute déclinaient dans mon estime. J’éprouvais le besoin de changement. Quant à Häsenkopf, à force de l’entendre discourir sur les clartés discursives et les clartés intuitives, sur les vérités apodictiques et les prédicats, tout cela formait un véritable pot-pourri dans ma tête ; il me semblait découvrir le fond de la science : ex nihilo nihil... Souvent je m’écriais en détirant mes bras : « Kasper Zâan ! Kasper Zâan !... il n’est pas bon d’en trop savoir, la nature n’a plus d’illusions pour toi ; tu peux dire d’une voix lamentable avec le prophète Jérémie : Vanitas vanitatum et omnia vanitas ! »
Telles étaient mes dispositions mélancoliques, lorsque, vers la fin du printemps de cette année 1805, un événement terrible vint m’apprendre que je ne savais pas tout, et que la carrière philosophique n’est pas toujours parsemée de roses.
Au nombre de mes vieux camarades se trouvait un certain Wolfgang Scharf, le plus inflexible logicien que j’aie jamais rencontré sur ma route. Figurez-vous un petit homme sec, les yeux caves, les cils blancs, les cheveux roux coupés en brosse, les joues creuses ornées d’une barbe en broussaille, les épaules larges couvertes de magnifiques guenilles. À le voir se glisser le long des murs, une miche de pain sous le bras, l’œil ardent, l’échine onduleuse, vous eussiez dit un vieux chat en quête de sa belle ; mais Wolfgang ne songeait qu’à la métaphysique : depuis cinq ou six ans, il vivait de pain et d’eau dans un grenier des vieilles boucheries ; jamais une bouteille de bière mousseuse ou de vin du Rhin n’avait calmé son ardeur pour la science ; jamais une tranche de jambon n’avait appesanti le cours de ses méditations sublimes. Aussi le pauvre diable faisait peur à voir ; je dis peur, car, malgré son état de marasme apparent, il y avait dans sa charpente osseuse une force de cohésion épouvantable ; les muscles de ses mâchoires et de ses mains saillaient comme des attaches de fer, et d’ailleurs son regard louche éloignait la pitié.
Cet être étrange, au milieu de son isolement volontaire, semblait avoir conservé pour moi seul un reste de sympathie : il venait me voir de temps en temps, et, gravement assis dans mon fauteuil, les doigts agités de crispations convulsives, il me faisait part de ses élucubrations métaphysiques.
« Kasper, me disait-il d’une voix tranchante et procédant par interrogatoire à la manière de Socrate, Kasper, qu’est-ce que l’âme ? »
Moi, tout fier de déployer à ses yeux mon érudition, je lui répondais d’un air doctoral :
« Selon Thalès, c’est une sorte d’aimant ; selon Platon, une substance qui se meut d’elle-même ; selon Asclépiade, une excitation des sens ; Anaximandre dit que c’est un composé de terre et d’eau ; Empédocle, le sang ; Hippocrate, un esprit répandu par le corps ; Zénon, la quintessence des quatre éléments ; Xénocrate...
– Bien ! Bien ! Mais toi, que penses-tu de la substance de l’âme ?
– Moi, Wolfgang ? Je dis, avec Lactance, que je n’en sais rien. Je suis épicurien de ma nature. Or, d’après les épicuriens, tout jugement vient des sens ; et comme l’âme ne tombe pas sous mes sens, je ne puis en juger.
– Cependant, Kasper, remarque qu’une foule d’animaux tels que les insectes, les poissons, vivent dépourvus d’un ou plusieurs sens. Qui sait si nous les possédons tous ? s’il n’en existe pas dont nous n’avons pas même l’idée ?
– C’est possible, mais dans le doute je m’abstiens de prononcer.
– Crois-tu, Kasper, qu’on puisse savoir quelque chose sans l’avoir appris ?
– Non, toute science procède de l’expérience ou de l’étude.
– Mais alors, camarade, d’où vient que les petits de la poule, au sortir de l’œuf, se mettent à courir, à prendre d’eux-mêmes leur nourriture ? D’où vient qu’ils découvrent l’épervier au milieu des nuages, et qu’ils se cachent sous les ailes de leur mère ? Ont-ils appris à connaître leur ennemi dans l’œuf ?
– C’est un effet de l’instinct, Wolfgang ; tous les animaux obéissent à l’instinct.
– Alors il paraît que l’instinct consiste à savoir ce qu’on n’a jamais appris ?
– Hé ! M’écriais-je, tu m’en demandes trop. Que puis-je te répondre ? »
Il souriait d’un air dédaigneux, rejetait le pan de son manteau troué sur l’épaule, et sortait sans ajouter une parole.
Je le considérais comme un fou, mais un fou de la plus innocente espèce : qui se serait imaginé que la passion de la métaphysique peut être dangereuse ?
Les choses en étaient là, quand la vieille marchande de küchlen, Catherine Wogel, disparut subitement... Cette bonne femme, l’étal suspendu par une faveur rose à son cou de cigogne, se présentait d’habitude à la brasserie du Roi Gambrinus, vers onze heures. Les étudiants plaisantaient volontiers avec elle, lui rappelant quelques fredaines de jeunesse, dont elle ne faisait pas mystère et riait, elle-même, à se tenir les côtes.
« Hé ! Mon Dieu oui, disait-elle, on n’a pas toujours eu cinquante ans... On a passé de jolis quarts d’heure... Eh bien !... après... Est-ce que je m’en repens ? Ah ! Si c’était à recommencer ! »
Elle exhalait un soupir et tout le monde riait.
Sa disparition fut remarquée dès le troisième jour.
« Que diable est donc devenue Catherine ? Serait-elle malade ? C’est étrange, elle qui paraissait joyeuse la dernière fois ! »
On apprit que la police était à sa recherche. Quant à moi, je ne doutais pas que la pauvre vieille, un peu trop émue par le kirschwasser, n’eût trébuché le soir dans la rivière.
Or, le lendemain matin, au sortir du cours de Häsenkopf, je rencontrai Wolfgang, longeant les trottoirs du Münster. À peine m’eut-il aperçu qu’il vint à moi l’œil étincelant et me dit :
« Je te cherche, Kasper... je te cherche... l’heure du triomphe a sonné... Tu vas me suivre. »
Son regard, son geste, sa pâleur trahissaient une agitation extrême ; et, comme il me saisit le bras, m’entraînant vers le carrefour des Tanneurs, je ne pus me défendre d’un sentiment de crainte indéfinissable, sans avoir le courage de résister.
La ruelle que nous suivions à grands pas s’enfonçait derrière le Münster, dans un pâté de maisons aussi vieilles que Heidelberg. Les toits en équerre, les galeries de planche où flotte la lessive des gens du peuple, les escaliers extérieurs à rampes vermoulues... les mille figures déguenillées, hâves, curieuses, la bouche béante, qui s’inclinent aux lucarnes, et regardent d’un air avide les étrangers qui s’enfoncent dans leur cloaque ; les longues perches, allant d’un toit à l’autre, chargées de peaux sanglantes ; et puis l’épaisse fumée qui s’échappe des tuyaux en zigzag à tous les étages : tout cela s’agitait, se succédait devant mes yeux, comme une résurrection du Moyen Âge, et, quoique le ciel fût beau, ses angles d’azur échancrés par les pignons et ses rayons lumineux allongés de loin en loin sur les murailles décrépites ajoutaient à mon émotion par l’étrangeté des contrastes.
Il est de ces instants où l’homme perd toute présence d’esprit. Je n’avais pas même l’idée de demander à Wolfgang où nous allions.
Après le quartier populeux où grouille la misère, nous atteignîmes le carrefour désert des Vieilles-Boucheries. Tout à coup Wolfgang, dont la main sèche et froide semblait rivée à mon poignet, m’introduisit dans une masure à fenêtres effondrées, entre l’ancien hangar du grenier à foin de la Land-wehr, depuis longtemps abandonné, et l’échoppe de l’abattoir.
« Marche en avant », me dit-il.
Je suivis une muraille de terre sèche, au bout de laquelle se trouve un escalier tournant à marches concassées. Nous montâmes à travers les décombres, et, quoique mon camarade ne cessât de me répéter d’une voix impatiente : « Plus haut !... plus haut !... », je m’arrêtais parfois saisi d’épouvante... sous prétexte de reprendre haleine, et d’examiner les recoins de la sombre demeure, mais, dans le fait, pour délibérer s’il n’était pas temps de fuir.
Enfin, nous arrivâmes au pied d’une échelle dont les degrés se perdaient, par une soupente, au milieu des ténèbres. Je suis encore à me demander aujourd’hui comment j’eus l’imprudence de grimper cette échelle, sans exiger la moindre explication de mon ami Wolfgang. Il paraît que la folie est contagieuse.
Me voilà donc à grimper... lui derrière moi... J’arrive tout en haut ; je mets le pied sur le plancher poudreux... Je regarde ; c’était un grenier immense, la toiture percée de trois lucarnes... la muraille grise du pignon montant à gauche jusque dans les combles... une petite table chargée de livres et de papiers au milieu... les poutres se croisant sur notre tête dans la nuit. Impossible de regarder dehors, les lucarnes se trouvaient à dix ou douze pieds au-dessus du plancher.
Je n’aperçus pas, au premier moment, une porte basse et un large soupirail à hauteur d’appui pratiqués dans le mur du pignon.
Wolfgang, sans mot dire, poussa près de moi une caisse qui lui servait de fauteuil, et, prenant des deux mains une cruche d’eau dans l’ombre, il but longuement, tandis que je le regardais tout rêveur.
« Nous sommes dans les combles de l’ancien abattoir, fit-il avec un sourire étrange, en déposant sa cruche à terre ; le conseil a voté des fonds pour en bâtir un autre hors la ville... Moi, je suis ici depuis cinq ans sans payer de loyer... pas une âme n’est venue troubler mes études... »
Et s’asseyant sur quelques bûches amoncelées dans un coin :
« Ah çà, reprit-il, arrivons au fait... Es-tu bien sûr, Kasper, que nous ayons une âme ?
– Écoute, Wolfgang, lui répondis-je d’assez mauvaise humeur, si tu m’as conduit ici pour causer de métaphysique, tu as eu un grand tort... Je sortais justement du cours de Häsenkopf, et je me rendais à la brasserie du Roi Gambrinus, pour déjeuner, lorsque tu m’as intercepté au passage... J’ai pris ma dose d’abstraction de tous les jours... Cela me suffit. Donc, explique-toi clairement, ou laisse-moi reprendre le chemin de la cuisine.
– Tu ne vis donc que pour manger ? Fit-il avec un accent rauque. Sais-tu bien que j’ai passé des journées sans rien mettre sous la dent, par amour de la science ?
– Chacun son goût ; tu vis de syllogismes et d’arguments cornus... Moi, j’aime les saucisses et la bière de mars... Que veux-tu ?... C’est plus fort que moi ! »
Il était devenu tout pâle, ses lèvres tremblaient ; mais dominant sa colère :
« Kasper, dit-il, puisque tu ne veux pas me répondre, écoute au moins mes explications... L’homme a besoin d’admirateurs... et je veux que tu m’admires... Je veux que tu sois en quelque sorte terrassé par la sublime découverte que je viens de faire... Ce n’est pas trop demander, je pense, qu’une heure d’attention pour dix années d’études consciencieuses ?
– Allons, soit... je t’écoute... mais dépêche-toi... »
Un nouveau tressaillement agita sa face et me donna terriblement à réfléchir ; je me repentis d’avoir grimpé l’échelle, et je pris un air grave pour ne pas irriter davantage le maniaque. Ma physionomie méditative parut le calmer un peu, car, après quelques instants de silence, il reprit :
« Tu as faim... Eh bien, voici mon pain... voici ma cruche... mange, bois... mais écoute.
– C’est inutile, Wolfgang, je t’écouterai bien sans cela. »
Il sourit avec amertume et poursuivit :
« Non seulement nous avons une âme, chose admise dès l’origine des temps historiques... Depuis la plante jusqu’à l’homme, tous les êtres vivent... Ils sont animés... donc ils ont une âme... Est-il besoin de six années d’études chez Häsenkopf pour me faire cette réponse : « Oui, tous les êtres organisés "ont une âme au moins..." Mais plus leur organisation se perfectionne, plus elle se complique... et plus les âmes se multiplient... C’est ce qui distingue les êtres animés l’un de l’autre : la plante n’a qu’une âme, l’âme végétale... Sa fonction est simple, unique... elle a pour but la nutrition par l’air, au moyen des feuilles, et par la terre, au moyen des racines. L’animal a deux âmes... D’abord l’âme végétale, dont les fonctions sont les mêmes que chez la plante : la nutrition par les poumons et les intestins, qui sont de véritables végétaux... et l’âme animale proprement dite, qui a pour but la sensibilité, et dont l’organe est le cœur. Enfin l’homme, qui résume jusqu’ici la création terrestre, a trois âmes : l’âme végétale, l’âme animale, dont les fonctions s’exercent comme chez la brute, et l’âme humaine, qui a pour objet la raison, l’intelligence... Son organe est le cerveau. Plus l’animal approche de l’homme par la perfection de son organisation cérébrale, plus il participe à cette troisième âme... Tels sont le chien, le cheval, l’éléphant... Mais l’homme de génie la possède seul dans toute sa plénitude. »
Ici Wolfgang s’arrêta quelques instants, et fixant sur moi ses regards :
« Eh bien, fit-il, qu’as-tu à répondre ?
– Hé ! c’est une théorie comme une autre ; il n’y manque que la preuve. »
Une sorte d’exaltation frénétique s’empara de Wolfgang à cette réponse ; il se dressa d’un bond, les mains en l’air, le front haut, et s’écria :
« Oui... oui... la preuve manquait... Voilà ce qui depuis dix ans me navrait l’âme... Voilà ce qui fut cause de tant de veilles... de souffrances morales... de privations ! Car c’est sur moi, Kasper, sur moi-même que je voulus d’abord expérimenter. Le jeûne enfonçait de plus en plus dans mon esprit cette conviction sublime, sans qu’il me fût possible d’en établir la preuve... Mais, enfin, elle est trouvée... Je la tiens... Tu vas entendre les trois âmes se manifester, se proclamer elles-mêmes... Tu les entendras ! »
Après cette explosion d’enthousiasme, qui me donna le frisson, tant elle annonçait d’énergie... de fanatisme... tout à coup il redevint froid, et s’asseyant, les coudes sur la table, il reprit en indiquant la haute muraille du pignon :
« La preuve est là, derrière ce mur... Je te la ferai voir tout à l’heure... Mais avant tout, il faut que tu suives la marche progressive de mes idées. Tu connais l’opinion des anciens sur la nature des âmes... Ils en admettaient quatre, réunies dans l’homme : caro, la chair, un mélange de terre et d’eau que la mort dissout ; mânes, le fantôme qui se promène autour des tombes... son nom vient de manere... demeurer, rester ; umbra, l’ombre, plus immatérielle que les mânes... elle disparaît après avoir visité ses proches... ; enfin, spiritus, l’esprit, la substance immatérielle qui monte vers les dieux. Cette classification me paraissait juste ; il s’agissait de décomposer l’être humain, pour établir l’existence distincte des trois âmes, abstraction faite de la chair. La raison me disait que chaque homme, avant d’atteindre son dernier développement, avait dû passer par l’état de plante ou d’animal ; en d’autres termes, que Pythagore avait entrevu la réalité, sans pouvoir en fournir la démonstration. Eh bien, moi, je voulus résoudre ce problème... Il fallait éteindre en moi successivement les trois âmes, puis les ranimer... J’eus recours au jeûne rigoureux... Malheureusement, l’âme humaine, pour laisser agir librement l’âme animale, devait succomber la première... La faim me faisait perdre la faculté de m’observer à l’état animal ; en m’épuisant, je me mettais hors d’état de juger. Après une foule d’essais infructueux sur mon propre organisme, je restai convaincu qu’il n’y avait qu’un moyen d’atteindre au but : c’était d’agir sur un tiers ! Mais qui voudrait se prêter à ce genre d’observation ? »
Wolfgang fit une pause, ses lèvres se contractèrent, et d’un ton brusque il ajouta :
« Il me fallait un sujet à tout prix... Je résolus d’expérimenter in anima vili ! »
En ce moment je frémis. Cet homme était donc capable de tout !
« As-tu compris ? fit-il.
– Très bien... Il te fallait une victime...
– À décomposer, ajouta-t-il froidement.
– Et tu en as trouvé une ?
– Oui, je t’ai promis de te faire entendre les trois âmes... Ce sera peut-être difficile maintenant... Mais hier, tu les aurais entendues tour à tour hurler, rugir, supplier, grincer des dents ! »
Un frisson glacial s’étendit sur ma face ; Wolfgang, impassible, alluma une petite lampe qui lui servait d’habitude pour son travail, et s’approchant du soupirail, à gauche :
« Regarde, fit-il, en avançant le bras dans les ténèbres, approche et regarde... et puis écoute ! »
Malgré les plus funestes pressentiments, malgré le frisson intérieur qui m’agitait, entraîné par l’attrait du mystère, je me penchai dans la lucarne sombre. Alors, sous les pâles rayons de la lampe, à quinze pieds environ au-dessous du plancher, m’apparut un réduit obscur, sans autre issue que celle du grenier. Je compris que c’était un de ces bouges où les bouchers entassent les dépouilles de l’abattoir pour les laisser verdir, avant de les livrer aux tanneurs. Il était vide, et, durant quelques secondes, je ne vis que cette fosse pleine d’ombres.
« Regarde bien, me dit Wolfgang à voix basse ; ne vois-tu pas un paquet de hardes ramassées dans un coin ? C’est la vieille Catherine Wogel, la marchande de petits gâteaux qui... »
Il n’eut pas le temps de finir, car un cri perçant, sauvage, semblable au miaulement lugubre d’un chat dont on écrase la patte, se fit entendre dans la fosse. Un être effaré bondit, sembla vouloir grimper des ongles à la muraille. Et moi, plus mort que vif, le front couvert de sueur froide, je me rejetai en arrière, m’écriant :
« Oh ! c’est horrible !
– L’as-tu entendue ? dit Wolfgang, la figure illuminée d’une joie infernale. N’est-ce pas là le cri du chat ? Hé ! Hé ! Hé ! La vieille, avant d’atteindre à l’état humain, a jadis été chatte ou panthère... Maintenant, la bête se réveille... Oh ! la faim... la faim... et surtout la soif font des prodiges... »
Il ne me regardait pas, il se glorifiait. Une satisfaction abominable éclatait dans son regard, dans son attitude, dans son sourire.
Les miaulements de la pauvre vieille avaient cessé. Le fou, ayant déposé sa lampe sur la table, ajouta, sous forme de commentaire :
« Voilà maintenant quatre jours qu’elle jeûne... Je l’avais attirée ici sous prétexte de lui vendre une petite tonne de kirschwasser... Je la fis descendre dans la fosse et je l’enfermai. L’ivrognerie l’a perdue... Elle expie sa soif immodérée... Hé ! Hé ! Hé ! Les deux premiers jours, l’âme humaine était dans toute sa vigueur... Elle me suppliait, elle m’implorait, elle proclamait son innocence, disant qu’elle ne m’avait rien fait, que je n’avais aucun droit sur elle... Puis la rage s’en mêla... Elle m’accabla de reproches, me traita de monstre, de misérable, etc. Le troisième jour, qui était donc hier, mercredi, l’âme humaine disparut complètement... Le chat sortit ses griffes.. Il avait faim... Ses dents devenaient longues... Il se prit à miauler, à hurler... Heureusement, nous sommes dans un endroit écarté. La nuit dernière, les gens du carrefour des Tanneurs durent croire à une véritable bataille de chats : c’étaient des cris à faire frémir ! Maintenant, quand la bête sera épuisée, sais-tu, Kasper, ce qu’il en résultera ? L’âme végétale aura son tour : c’est elle qui périt la dernière. Aussi remarque-t-on que les cheveux et les ongles des cadavres poussent encore sous terre ; il se forme même dans les interstices du crâne une sorte de lichen humain qui s’appelle usnée, et qu’on regarde comme une mousse engendrée par les sucs animiques de la cervelle... Enfin l’âme végétale elle-même se retire. – Tu vois, Kasper que la preuve des trois âmes est Complète. »
Ces paroles frappaient mes oreilles comme les raisonnements du délire, dans le plus horrible cauchemar. Le cri de Catherine Wogel m’avait traversé jusqu’à la moelle des os. Je ne me connaissais plus... Je perdais la tête. Aussi, tout à coup, me réveillant de cette stupeur morale, l’indignation se fit jour... Je me dressai... Je saisis le maniaque à la gorge, et l’entraînant vers la soupente :
« Misérable, lui dis-je, qui t’a permis de porter la main sur ton semblable... sur la créature de Dieu, pour satisfaire ton infâme curiosité ?... Je veux te livrer moi-même à la justice ! »
Il était tellement surpris de mon agression, son acte lui paraissait si simple, qu’il ne fit d’abord aucune résistance, et se laissa traîner jusqu’à l’échelle sans me répondre ; mais là, se retournant avec la souplesse d’une bête fauve, il me saisit à son tour au cou, les yeux étincelants, les lèvres baveuses ; sa main, puissante comme un ressort d’acier, m’enleva de terre, et me cloua contre le mur, tandis que de l’autre il ouvrait le verrou du bouge. Comprenant alors son intention, je fis un effort terrible pour me dégager ; je m’arc-boutai en travers de la porte ; mais cet homme était doué d’une vigueur surhumaine. Après une lutte rapide, désespérée, je me sentis déraciné pour la seconde fois et lancé dans l’espace, tandis qu’au-dessus de moi retentissaient ces paroles étranges :
« Ainsi périsse la chair révoltée ! Ainsi triomphe l’âme immortelle ! »
Et je touchais à peine le fond du bouge, froissé, brisé, rompu, que la lourde porte se refermait à quinze pieds au-dessus de moi, interceptant à mes yeux la lumière grisâtre du grenier.
II
En tombant au fond du bouge et me sentant pris comme un rat dans une ratière, ma consternation fut telle que je me relevai sans exhaler une plainte.
« Kasper, me dis-je en m’adossant contre le mur avec un calme étrange, il s’agit maintenant de dévorer la vieille, ou d’être dévoré par elle... Choisis !... Quant à vouloir sortir de ce cloaque, c’est du temps perdu... Wolfgang te tient sous sa griffe... Il ne te lâchera pas... Les murs sont de pierres de taille et le plancher de gros madriers de chêne... Personne ne t’a vu traverser le carrefour des Tanneurs... Personne ne te connaît dans le quartier des Vieilles-Boucheries... Personne n’aura l’idée de te chercher ici... C’est fini, Kasper... c’est fini... Ta dernière ressource, c’est cette pauvre Catherine Wogel... Ou plutôt vous êtes la dernière ressource l’un de l’autre ! »
Tout cela me passa par l’esprit comme un éclair ; j’en pris un tremblement qui m’est resté plus de trois ans, et quand, au même instant, la tête pâle de Wolfgang, avec sa petite lampe, parut au soupirail, et que, les mains jointes par la terreur, je voulus le supplier... je m’aperçus que je bégayais d’une manière atroce... Pas un mot ne sortit de mes lèvres tremblantes... Lui, me voyant ainsi, se prit à sourire, et je l’entendis murmurer dans le silence :
« Le lâche... il me prie !... »
Ce fut mon coup de grâce ; je tombai la face contre terre, et je serais resté évanoui, si la peur d’être attaqué par la vieille ne m’avait fait revenir à moi. Cependant, elle ne bougeait pas encore. La tête de Wolfgang avait disparu... J’entendis le maniaque traverser son grenier, reculer la table... tousser d’une petite toux sèche... Mon oreille était si tendue que le moindre bruit arrivait à moi et me donnait le frisson : j’entendis la vieille bâiller, et, comme je me retournais, j’aperçus pour la première fois ses yeux scintillant dans l’ombre. J’entendis en même temps Wolfgang descendre l’échelle, et je comptai les marches une à une, jusqu’à ce que le bruit s’éteignît dans le lointain. Où le misérable était-il allé ? Je l’ignore, mais, durant tout ce jour et la nuit suivante, il ne reparut pas. Ce n’est que le lendemain, vers huit heures du soir, au moment où la vieille et moi nous hurlions à faire trembler les murs, qu’il rentra.
Je n’avais pas fermé l’oeil... Je ne me sentais plus de peur et de rage. J’avais faim... une faim dévorante... et je savais que la faim augmenterait toujours.
Pourtant, à peine un faible bruit se fit-il entendre dans le grenier, que je me tus et levai les yeux... Le soupirail s’illuminait... Wolfgang allumait sa lampe... Il allait sans doute venir me voir. Dans cette espérance, je préparai une touchante prière, mais la lampe s’éteignit... Personne ne vint !
Ce fut peut-être le plus affreux moment de mon supplice... Je me dis que Wolfgang, sachant que je n’étais pas encore exténué, ne daignait pas même me donner un coup d’œil... que je n’étais à ses yeux qu’un sujet intéressant, qui ne serait mûr pour la science, qu’à deux ou trois jours de là... entre la vie et la mort... Il me sembla sentir mes cheveux blanchir lentement sur ma tête... Et c’était vrai... ils blanchissaient en ce moment même... Enfin, ma terreur devint telle que je perdis tout sentiment.
Vers minuit, je m’éveillai aux attouchements d’un corps... Je bondis de ma place avec dégoût... La vieille s’était approchée, attirée par la faim... Ses mains s’accrochaient à mes habits... En même temps, le cri de la chatte remplit la fosse et me glaça d épouvante.
Je m’attendais à soutenir un combat terrible, mais la malheureuse n’en pouvait plus : elle en était à son cinquième jour !
Alors les paroles de Wolfgang me revinrent en mémoire : « Une fois l’âme animale éteinte, l’âme végétale aura le dessus... Les cheveux et les ongles poussent sous terre... et la mousse verte... L’usnée prend racine dans les interstices du crâne... » Je me représentai la vieille réduite à cet état... son crâne couvert de lichen moisi... et moi, couché près d’elle... nos âmes filant leur végétation humide l’une près de l’autre, dans le silence !
Cette image s’empara tellement de mon esprit que je ne sentais plus les étreintes de la faim. Étendu contre le mur, les yeux tout grands ouverts, je regardais devant moi sans rien voir.
Et comme j’étais ainsi, plus mort que vif, une vague lueur se promena dans les ténèbres... Je levai les yeux... La face pâle de Wolfgang se penchait au soupirail... Il ne riait pas... Il ne paraissait éprouver ni joie, ni satisfaction, ni remords : il m’observait !
Oh ! Que cette figure me fit peur !... S’il avait ri, s’il avait joui de sa vengeance, j’aurais espéré le fléchir... Mais il observait !
Nous restâmes ainsi les yeux fixés l’un sur l’autre... moi frappé d’épouvante ; lui froid, calme, attentif, comme en face d’un objet inerte. L’insecte percé d’une aiguille, qu’on observe au microscope, s’il pense, s’il comprend l’œil de l’homme, doit avoir de ces visions-là.
Il fallait mourir pour satisfaire la curiosité d’un monstre... Je compris que la prière serait inutile et je ne dis rien.
Après avoir regardé de la sorte, le maniaque, sans doute content de ses observations, tourna la tête pour observer la vieille. Je suivis machinalement la direction de son regard. Ce que je vis n’a pas d’expression dans la langue humaine : une tête hâve, amaigrie, les membres recoquillés et si aigus, qu’ils semblaient devoir percer les haillons qui les couvraient... Quelque chose d’informe, d’affreux... une tête de mort, les cheveux épars autour du crâne comme de grandes herbes desséchées, et, au milieu de tout cela, des yeux brillants allumés par la fièvre... et deux longues dents jaunes.
Chose épouvantable, je distinguai deux limaçons déjà étendus sur ce squelette... Et quand j’eus vu tout cela sous le pâle rayon de la lampe, tombant comme un fil au milieu des ténèbres... alors, fermant les yeux avec un trouble convulsif, je me dis en moi-même : « Voilà comme je serai dans cinq jours ! »
Lorsque je rouvris les yeux, la lampe s’était retirée :
« Wolfgang, m’écriai-je, Dieu est au-dessus de nous... Dieu nous voit... Wolfgang... Malheur aux monstres ! »
Le reste de la nuit se passa dans l’épouvante.
Après avoir rêvé de nouveau, dans le délire de la fièvre, aux chances qui me restaient d’échapper, n’en trouvant aucune, tout à coup je pris la résolution de mourir, et cette résolution me procura quelques instants de calme. Je repassai dans mon esprit les arguments de Häsenkopf relatifs à l’immortalité de l’âme, et, pour la première fois, je leur trouvai une force invincible :
« Oui, m’écriai-je, le passage en ce monde n’est qu’un temps d’épreuve ; l’injustice, la cupidité, les plus funestes passions dominent le cœur de l’homme... Le faible est écrasé par le fort... le pauvre par le riche... La vertu n’est qu’un mot sur terre... mais tout rentre dans l’ordre après la mort. Dieu voit l’injustice dont je suis victime, il me tiendra compte des souffrances que j’endure... il me pardonnera mes appétits déréglés, mon amour excessif de la bonne chère... Avant de m’admettre dans son sein, il a voulu me purifier par un jeûne rigoureux... J’offre mes souffrances au Seigneur... etc. »
Cependant, il faut vous l’avouer, mes chers amis, malgré ma contrition profonde, le regret de la brasserie et de mes joyeux camarades, de cette bonne existence qui s’écoulait au milieu des chansons et du bon vin, me fit exhaler bien des soupirs. J’entendais la crépitation de la friture dans la poêle, le glouglou des bouteilles, le cliquetis des canettes, et mon estomac gémissait comme une personne vivante : il formait en quelque sorte un être à part dans mon être, et protestait contre les arguments philosophiques de Häsenkopf.
La pire de mes souffrances était la soif... Elle était intolérable à ce point, que je humais le salpêtre de la muraille pour me rafraîchir.
Quand le jour parut à la lucarne, vague, incertain, j’eus tout à coup un accès de fureur inouï :
« Le scélérat est là, me disais-je, il a du pain... une cruche d’eau... il boit ! »
Alors je me le représentais levant sa grande cruche à ses lèvres... Il me semblait voir des torrents d’eau passer lentement par sa gorge... C’était un fleuve délicieux qui coulait... coulait à n’en plus finir... et je voyais le gosier du misérable se gonfler d’aise... monter, descendre voluptueusement... son estomac se remplir. La colère, le désespoir, l’indignation s’emparèrent de moi, et je me pris à bégayer, en courant autour du bouge :
« De l’eau !... de l’eau !... de l’eau !... »
Et la vieille, se ranimant, répétait derrière moi comme une folle :
« De l’eau !... de l’eau !... de l’eau !... »
Elle me suivait en rampant... Ses haillons s’agitaient : l’enfer n’a rien de plus terrible.
Au milieu de cette scène, la face blême de Wolfgang apparut pour la troisième fois au soupirail. Il était environ huit heures. Alors, m’arrêtant, je lui dis :
« Wolfgang... écoute... laisse-moi boire seulement une gorgée de ta cruche... et je te permets de me laisser mourir de faim... Je ne t’en ferai pas de reproche ! »
Et je pleurai.
« C’est pourtant trop barbare, repris-je, ce que tu fais là... Ton âme immortelle en répondra devant Dieu... Encore, pour cette vieille... c’est, comme tu disais judicieusement, expérimenter in anima vili... Mais moi, j’ai étudié... et je trouve ton système fort beau... Je suis digne de te comprendre... Je t’admire... Laisse-moi seulement prendre une gorgée d’eau... Qu’est-ce que cela te fait ? – On n’a jamais vu d’aussi sublime conception que la tienne... Il est certain que les trois âmes existent... Oui, je veux le proclamer... Je serai ton plus ferme adhérent... Est-ce que tu ne veux pas me laisser prendre une seule gorgée d’eau ? »
Lui, sans répondre, se retira.
Mon exaspération, alors, ne connut plus de bornes... Je m’élançai contre le mur à me briser les membres... J’apostrophai le misérable dans les termes les plus durs...
Au milieu de cette fureur, je m’aperçus tout à coup que la vieille s’était affaissée sur elle-même, et l’idée me vint de boire son sang. Le besoin extrême porte l’homme à des excès qui font frémir ; c’est alors que se réveille la bête féroce, et que tout sentiment de justice, de bienveillance, s’efface devant l’instinct de la conservation.
« À quoi lui sert-il d’avoir du sang, me dis-je ? Ne doit-elle pas bientôt périr ? Si je tarde, tout son sang sera desséché ! »
Des flammes rouges me passèrent devant les yeux ; heureusement, comme je me baissais vers la pauvre vieille, les forces m’abandonnèrent et je tombai près d’elle, la face dans ses haillons, évanoui.
Combien de temps dura cette absence de tout sentiment ? Je l’ignore, mais j’en fus tiré par une circonstance bizarre, dont le souvenir restera toujours empreint dans mon esprit : j’en fus tiré par le hurlement plaintif d’un chien... ce hurlement si faible... si pitoyable... si poignant... ces cris plus attendrissants que la plainte même de l’homme, et qu’on ne peut entendre sans souffrir. Je me relevai la face baignée de larmes, ne sachant d’où venaient ces plaintes, si conformes à ma propre douleur... Je prêtai l’oreille... et jugez de ma stupeur, lorsque je reconnus que c’était moi-même qui gémissais ainsi sans le vouloir...
À partir de ce moment, toute espèce de souvenir s’efface de ma mémoire. Ce qu’il y a de certain, c’est que je restai deux jours encore dans la fosse, sous l’œil du maniaque, dont l’enthousiasme, en voyant triompher son idée, fut tel, qu’il n’hésita point à convoquer plusieurs de nos philosophes, pour jouir de leur admiration.
Six semaines après, je me réveillai dans ma petite chambre de la rue du Plat-d’Étain, entouré de mes camarades, qui me félicitèrent d’avoir échappé à cette leçon de philosophie transcendante.
Ce fut un moment pathétique lorsque Ludwig Bremer m’apporta le miroir, et que, me voyant plus maigre que Lazarus au sortir de sa tombe, je ne pus me défendre de verser des larmes.
La pauvre Catherine Wogel avait rendu l’âme.
Quant à moi, je faillis conserver une gastrite chronique pour le reste de mes jours ; mais, grâce à ma bonne constitution... grâce surtout aux soins du docteur Aloïus Kilian, j’ai recouvré ma bonne santé d’autrefois. Je me plais à rendre cet hommage à M. Kilian... Il a fait un véritable chef-d’oeuvre, en ressuscitant mon estomac délabré par le jeûne.
Il est inutile d’ajouter que la justice fit main basse sui ce misérable Wolfgang ; mais au lieu de le pendre, selon ses mérites, après six mois de procédure, il fut établi que cet être abominable entrait dans la catégorie des fous mystiques... la plus dangereuse de toutes. En conséquence, on le relégua dans un cabanon de Klingenmünster, où les visiteurs peuvent l’entendre disserter d’une voix brève et péremptoire sur les trois âmes. – Il accuse l’humanité d’ingratitude, et prétend qu’il serait juste de lui élever des statues pour sa magnifique découverte.
Paru dans le Figaro en 1859.
Publié le 13/07/2007 à 12:00 par Odéliane, Perceval, Erzebeth
L'ennemi
par
Jean Richepin (1849-1926) Poète et écrivain français dont la plume trempée dans le vitriol et le sang est dans la lignée d’Edgar Allan Poe et Villiers de l’Isle d’Adam. Œuvres principales : Les Morts bizarres (1877), Cauchemars (1892) et Le coin des fous (1921)
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Le nom gravé sur cette carte de visite n'éveillait en moi aucun souvenir. En revanche, les quelques lignes tracées à la suite de ce nom me rendaient tout de suite et irrésistiblement sympathique le visiteur inconnu.
Ces lignes, en effet, révélaient, à l'examen graphologique, et sans la moindre hésitation possible, une âme haute, douloureuse et désespérée. A coup sûr, l'homme qui avait écrit ces lignes ne mentait pas en affirmant qu'il venait demander un secours moral et suprême.
Refuser une pareille demande, faite par une telle âme, m'eût paru un véritable crime de lèse-humanité. Même au cas où ce visiteur eût été un fou, ce que ne dévoilait pas son écriture, j'avais le devoir impérieux de le recevoir.
Je le reçus donc, non sans un pressentiment tragique, auquel, d'ailleurs, se complaisait mon anxieuse et frissonnante curiosité.
L'examen graphologique de la carte ne m'avait pas trompé sur l'homme. A le voir, dès son entrée, je reconnus l'âme haute, douloureuse et désespérée que j'avais lue d'avance.
Ses regards en disaient même encore plus que son écriture. Ils montraient à plein une âme arrivée aux pics les plus élevés de la philosophie, descendue aux gouffres les plus profonds de la douleur, et acculée au dernier cul-de-sac du désespoir le plus affreusement désespéré.
- Monsieur, me dit brusquement l'homme, ne me prenez pas pour un fou. Je ne suis pas en proie au délire de la persécution. Quand je vous aurai conté de quoi je suis victime, vous serez forcé de reconnaître que je suis un véritable persécuté et que j'ai le plus abominable ennemi dont quelqu'un ait jamais souffert.
Malgré l'assurance qu'il donnait lui-même, si énergiquement, touchant la solidité de son état mental, malgré l'assurance que m'en donnait d'autre part son écriture ne portant aucun stigmate de démence, j'avoue que je conclus tout de suite à un cas de folie, précisément à celui dont il se défendait, c'est-à-dire au délire de la persécution.
Quelle apparence y avait-il, en effet, à ce qu'un homme comme celui-là eût pu être persécuté réellement par un ennemi sans trouver le moyen de s'en délivrer ?
Sa mise, ses bijoux, son auto de maître arrêtée devant ma porte indiquaient une situation de fortune lui permettant de faire face aux persécutions pécuniaires et prouvaient que de celles-là, du moins, il n'avait pas été victime.
Sa carrure, la fierté virile de son visage, la décision de ses gestes et de sa voix, la flamme de vaillance allumée au fond de ses yeux, en dépit de leur tristesse, ne dénotaient guère un lâche, et affichaient plutôt, au contraire, un gaillard incapable de tolérer une injure sans en tirer prompte et sûre vengeance. Il avait, enfin, ce je ne sais quoi par où se subodore l'homme heureux en amour, voué par la nature à faire souffrir plus qu'à souffrir. D'ailleurs, il n'avait point parlé d'une ennemie, mais d'un ennemi ; je ne pouvais donc songer à une femme ayant empoisonné sa vie irrémédiablement.
Conclusion : l'ennemi dont il se plaignait devait être quelque ennemi purement imaginaire, comme ceux que se forgent les infortunés en proie au délire de la persécution.
Tout ce que j'avais pensé là, très rapidement, il l'avait sans doute lu dans mes regards ; car il y répliqua de la sorte :
- Non, monsieur, détrompez-vous. L'ennemi qui m'a réduit au désespoir n'est pas un ennemi imaginaire. C'est bel et bien un homme, en chair et en os, un homme comme vous et moi.
- Mais enfin, dis-je, que vous a-t-il donc fait ?
- Ce qu'il m'a fait ? s'écria-t-il. Ah ! si vous le saviez ! C'est atroce. C'est l'enfer. C'est un enfer de tous les instants. C'était un enfer qui me suit partout, toujours !
Il avait pris sa tête dans ses deux mains et la secouait avec violence, comme pour en faire sauter au dehors tous les feux de cet enfer. En même temps, il sanglotait. Évidemment, j'avais affaire à un fou.
- Voyons, dis-je doucement, calmez-vous un peu, je vous prie, et précisez. J'ignore encore quel suprême secours moral vous êtes venu me demander, comme le marque votre carte ; mais au moins faut-il, si je dois vous le donner, ce secours, que je sache en quoi il consiste, et d'abord, par conséquent, ce que vous a fait ce terrible ennemi.
L'homme s'était ressaisi, avait cessé de sangloter. Il grinçait des dents, à présent, et mâchonnait des paroles de rage.
- Tenez, par exemple, fit-il, quand j'ai écrit des vers, il me les envoie, avec toutes leurs fautes soulignées au crayon, et fort exactement.
- Bah ! interrompis-je, il n'y a là rien de bien cruel. Et si vous n'avez que de pareils griefs contre votre ennemi...
- Quand j'aime une femme, reprit-il, et quand j'en suis aimé, il me la rend odieuse et me rend détestable à elle.
- Comment cela ?
- C'est son secret.
- Quel est-il ?
- Je n'en sais rien. Tout ce que je sais, c'est qu'il arrive à ses fins, le bourreau, que, grâce à lui, mes amours les plus pures se sont toujours achevées en eaux sales.
De nouveau il se mit à sangloter. De nouveau encore il se reprit, ensuite, à grincer des dents avec colère.
- Mais, continua-t-il, si je vous disais tout ce qu'il ose me faire, vous ne me croiriez pas ! Songez, et ceci vous montrera jusqu'où va son audace de tourmenteur, songez que je ne puis manger d'un plat qui me plaît, sans qu'il crache dedans !
Décidément, et sans l'ombre d'un doute désormais, c'était un aliéné. Il comprit que je le pensais et dit tristement :
- Je le vois, vous me prenez pour un fou, hélas ! Et dès lors, inutile de vous le demander, le suprême secours moral que je venais chercher auprès de vous !
Je répliquai, avec une impatience que je ne dissimulais plus :
- Mon Dieu ! monsieur, de deux choses l'une : ou bien vous avez la tête dérangée, et en ce cas je ne puis rien pour vous, n'étant pas aliéniste ; ou bien vous avez tout votre bon sens, et en ce cas, si votre ennemi, au lieu d'être imaginaire, est bien réel, vous êtes le dernier des lâches de supporter...
Il ne me laissa pas achever ma phrase. Un éclair de joie passa dans ses mornes regards. Il s'écria :
- Oui, n'est-ce pas ? Oui, c'est cela, le dernier des lâches ! A ma place, vous vous en déferiez, de cet ennemi ?
- Dame ! fis-je.
- Mais comment ? interrogea-t-il.
- N'importe comment, répliquai-je. Il y a le duel. Il y a les tribunaux. Cela dépend de vos goûts. A la rigueur, il y a même l'assassinat...
Il se frottait les mains, pressait les miennes, me remerciait ; allait et venait en répétant :
- Oui, oui, voilà l'unique solution. Je le tuerai. Je le tuerai.
Soudain, dans un grand cri.
- C'est dit. Je vais le tuer.
Et il sortit en coup de vent.
- C'est bien un dément, pensais-je, en me remettant au travail, et en oubliant cette demi-heure perdue.
Qui m'eût dit qu'en cette demi-heure j'avais, au contraire, vu le fond, peut-être, de la vraie sagesse ?
Le soir même, en effet, de la même écriture montrant une âme haute, douloureuse et désespérée, je recevais le mot suivant :
«J'ai tué mon ennemi. J'ai tué l'ennemi. Je vous prie de venir le voir et le reconnaitre».
J'y allai. L'homme s'était suicidé, d'une balle en plein coeur.
Publié le 13/07/2007 à 12:00 par Odéliane, Perceval, Erzebeth
LA MORTE
De Guy de Maupassant (1850-1893)
Je l'avais aimée éperdument ! Pourquoi aime-t-on ? Est-ce bizarre de ne plus voir dans le monde qu'un être, de n'avoir plus dans l'esprit qu'une pensée, dans le coeur qu'un désir, et dans la bouche qu'un nom : un nom qui monte incessamment, qui monte, comme l'eau d'une source, des profondeurs de l'âme, qui monte aux lèvres, et qu'on dit, qu'on redit, qu'on murmure sans cesse, partout, ainsi qu'une prière.
Je ne conterai point notre histoire. L'amour n'en a qu'une, toujours la même. Je l'avais rencontrée et aimée. Voilà tout. Et j'avais vécu pendant un an dans sa tendresse, dans ses bras, dans sa caresse, dans son regard, dans ses robes, dans sa parole, enveloppé, lié, emprisonné dans tout ce qui venait d'elle, d'une façon si complète que je ne savais plus s'il faisait jour ou nuit, si j'étais mort ou vivant, sur la vieille terre ou ailleurs.
Et voilà qu'elle mourut. Comment ? Je ne sais pas, je ne sais plus.
Elle rentra mouillée, un soir de pluie, et le lendemain, elle toussait. Elle toussa pendant une semaine environ et prit le lit.
Que s'est-il passé ? Je ne sais plus.
Des médecins venaient, écrivaient, s'en allaient. On apportait des remèdes; une femme les lui faisait boire. Ses mains étaient chaudes, son front brûlant et humide, son regard brillant et triste. Je lui parlais, elle me répondait. Que nous sommes-nous dit ? Je ne sais plus. J'ai tout oublié, tout, tout ! Elle mourut, je me rappelle très bien son petit soupir, son petit soupir si faible, le dernier.
La garde dit :"Ah!" Je compris, je compris ! Je n'ai plus rien su. Rien. Je vis un prêtre qui prononça ce mot : " Votre maîtresse." Il me sembla qu'il l'insultait. Puisqu'elle était morte on n'avait plus le droit de savoir cela. Je le chassai. Un autre vint qui fut très bon, très doux. Je pleurai quand il me parla d'elle.
On me consulta sur mille choses pour l'enterrement. Je ne sais plus.
Je me rappelle cependant très bien le cercueil, le bruit des coups de marteau quand on la cloua dedans. Ah ! mon Dieu !
Elle fut enterrée ! enterrée ! Elle ! dans ce trou ! Quelques personnes étaient venues, des amies. Je me sauvai. Je courus.
Je marchai longtemps à travers des rues. Puis je rentrai chez moi.
Le lendemain je partis pour un voyage.
Hier, je suis rentré à Paris.
Quand je revis ma chambre, notre chambre, notre lit, nos meubles, toute cette maison où était resté tout ce qui reste de la vie d'un être après sa mort, je fus saisi par un retour de chagrin si violent que le faillis ouvrir la fenêtre et me jeter dans la rue. Ne pouvant plus demeurer au milieu de ces choses, de ces murs qui l'avaient enfermée, abritée, et qui devaient garder dans leurs imperceptibles
fissures mille atomes d'elle, de sa chair et de son souffle, je pris mon chapeau, afin de me sauver. Tout à coup, au moment d'atteindre la porte, je passai devant la grande glace du vestibule qu'elle avait fait poser là pour se voir, des pieds à la tête, chaque jour, en sortant, pour voir si toute sa toilette allait bien, était correcte et jolie, des bottines à la coiffure.
Et je m'arrêtai net en face de ce miroir qui l'avait souvent reflétée. Si souvent, si souvent, qu'il avait dû garder aussi son image.
J'étais là debout, frémissant, les yeux fixés sur le verre, sur le verre plat, profond, vide, mais qui l'avait contenue tout entière, possédée autant que moi, autant que mon regard passionné. Il me sembla que j'aimais cette glace - je la touchai, - elle était froide ! Oh ! le souvenir ! le souvenir ! miroir douloureux, miroir brûlant, miroir vivant, miroir horrible, qui fait souffrir toutes les tortures ! Heureux les hommes dont le coeur, comme une glace où glissent et s'effacent les reflets, oublie tout ce qu'il a contenu, tout ce qui a passé devant lui, tout ce qui s'est contemplé, miré dans son affection, dans son amour ! Comme je souffre ! Je sortis et, malgré moi, sans savoir, sans le vouloir, j'allai vers le cimetière.
Je trouvai sa tombe toute simple, une croix de marbre, avec ces quelques mots: "Elle aima, fut aimée, et mourut."
Elle était là, là-dessous, pourrie ! Quelle horreur ! Je sanglotais, le front sur le sol.
J'y restai longtemps, longtemps. Puis je m'aperçus que le soir venait. Alors un désir bizarre, fou, un désir d'amant désespéré s'empara de moi. Je voulus passer la nuit près d'elle, dernière nuit, à pleurer sur sa tombe. Mais on me verrait, on me chasserait. Comment faire ?
Je fus rusé. Je me levai et me mis à errer dans cette ville des disparus. J'allais, J'allais. Comme elle est petite cette ville à côté de l'autre, celle où l'on vit l Et pourtant comme ils sont plus nombreux que les vivants, ces morts. Il nous faut de hautes maisons, des rues, tant de place, pour les quatre générations qui regardent le jour en même temps, boivent l'eau des sources, le vin des vignes et mangent le pain des plaines.
Et pour toutes les générations des morts, pour toute l'échelle de l'humanité descendue jusqu'à nous, presque rien, un champ, presque rien ! La terre les reprend, l'oubli les efface. Adieu !
Au bout du cimetière habité, j'aperçus tout à coup le cimetière abandonné, celui où les vieux défunts achèvent de se mêler au sol, où les croix elles-mêmes pourrissent, où l'on mettra demain les derniers venus. Il est plein de roses libres, de cyprès vigoureux et noirs, un jardin triste et superbe, nourri de chair humaine.
J'étais seul, bien seul. Je me blottis dans un arbre vert. Je m'y cachai tout entier, entre ces branches grasses et sombres.
Et j'attendis, cramponné au tronc comme un naufragé sur une épave.
Quand la nuit fut noire, très noire, je quittai mon refuge et me mis à marcher doucement, à pas lents, à pas sourds, sur cette terre pleine de morts.
J'errai longtemps, longtemps, longtemps. Je ne la retrouvais pas. Les bras étendus, les yeux ouverts, heurtant des tombes avec mes mains, avec mes pieds, avec mes genoux, avec ma poitrine, avec ma tête elle-même, j'allais sans la trouver. Je touchais, je palpais comme un aveugle qui cherche sa route, je palpais des pierres, des croix, des grilles de fer, des couronnes de verre, des couronnes de fleurs fanées ! Je lisais les noms avec mes doigts, en les promenant sur les lettres. Quelle nuit ! quelle nuit ! Je ne la retrouvais pas !
Pas de lune! Quelle nuit! J'avais peur, une peur affreuse dans ces étroits sentiers, entre deux lignes de tombes ! Des tombes ! des tombes ! des tombes. Toujours des tombes ! A droite, à gauche, devant moi, autour de moi, partout, des tombes ! Je m'assis sur une d'elles, car je ne pouvais plus marcher tant mes genoux fléchissaient.
J'entendais battre mon coeur ! Et j'entendais autre chose aussi ! Quoi ? un bruit confus innommable ! Etait-ce dans ma tête affolée, dans la nuit impénétrable, ou sous la terre mystérieuse, sous la terre ensemencée de cadavres humains, ce bruit ? Je regardais autour de moi!
Combien de temps suis-je resté là ? Je ne sais pas. J'étais paralysé par la terreur, j'étais ivre d'épouvante, prêt à hurler, prêt à mourir.
Et soudain il me sembla que la dalle de marbre sur laquelle j'étais assis remuait. Certes, elle remuait, comme si on l'eût soulevée. D'un bond je me jetai sur le tombeau voisin, et je vis, oui, je vis la pierre que je venais de quitter se dresser toute droite; et le mort apparut, un squelette nu qui, de son dos courbé la rejetait. Je voyais, je voyais très bien, quoique la nuit fut profonde. Sur la croix je pus lire : "Ici repose Jacques Olivant, décédé à l'âge de cinquante et un ans. Il aimait les siens, fut honnête et bon, et mourut dans la paix du Seigneur."
Maintenant le mort aussi lisait les choses écrites sur son tombeau. Puis il ramassa une pierre dans le chemin, une petite pierre aiguë, et se mit à les gratter avec soin, ces choses. Il les effaça tout à fait, lentement, regardant de ses yeux vides la place où tout à l'heure elles étaient gravées; et du bout de l'os qui avait été son index, il écrivit en lettres lumineuses comme ces lignes qu'on trace aux murs avec le bout d'une allumette :
"Ici repose Jacques Olivant, décédé à l'âge de cinquante et un ans. Il hâta par ses duretés la mort de son père dont il désirait hériter, il tortura sa femme, tourmenta ses enfants, trompa ses voisins, vola quand il le put et mourut misérable."
Quand il eut achevé d'écrire, le mort immobile contempla son oeuvre. Et je m'aperçus, en me retournant, que toutes les tombes étaient ouvertes, que tous les cadavres en étaient sortis, que tous avaient effacé les mensonges inscrits par les parents sur la pierre funéraire, pour y rétablir la vérité.
Et je voyais que tous avaient été les bourreaux de leurs proches, haineux, déshonnêtes, hypocrites, menteurs, fourbes, calomniateurs, envieux, qu'ils avaient volé, trompé, accompli tous les actes honteux, tous les actes abominables, ces bons pères, ces épouses fidèles, ces fils dévoués, ces jeunes filles chastes, ces commerçants probes, ces hommes et ces femmes dits irréprochables.
Ils écrivaient tous en même temps, sur le seuil de leur demeure éternelle, la cruelle, terrible et sainte vérité que tout le monde ignore ou feint d'ignorer sur la terre.
Je pensai qu'elle aussi avait dû la tracer sur sa tombe.
Et sans peur maintenant, courant au milieu des cercueils entrouverts, au milieu des cadavres, au milieu des squelettes, j'allai vers elle, sûr que je la trouverais aussitôt.
Je la reconnus de loin, sans voir le visage enveloppé du suaire.
Et sur la croix de marbre où tout à l'heure j'avais lu : " Elle aima, fut aimée, et mourut. "
J'aperçus :
"Etant sortie un jour pour tromper son amant, elle eut froid sous la pluie, et mourut. "