La Lorelei à travers plusieurs poèmes allemands et français des 19e et 20e siècles
Partie 5/5 - Le mythe détourné
Erich KÄSTNER (1899-1974) est un célèbre écrivain allemand né à Dresde. Il est connu en France notamment pour ses romans pour la jeunesse (
Emile et les détectives, 1929).
En 1932, il écrivit un poème ironique sur la Lorelei, inspiré du poème de HEINE :
Der Handstand auf der Loreley
Nach einer wahren Begebenheit 1932
Die Loreley, bekannt als Fee und Felsen,
ist jener Fleck am Rhein, nicht weit von Bingen,
wo früher Schiffer mit verdrehten Hälsen,
von blonden Haaren schwärmend, untergingen.
Wir wandeln uns. Die Schiffer inbegriffen.
Der Rhein ist reguliert und eingedämmt.
Die Zeit vergeht. Man stirbt nicht mehr beim Schiffen,
bloß weil ein blondes Weib sich dauernd kämmt.
Nichtsdestotrotz geschieht auch heutzutage
noch manches, was der Steinzeit ähnlich sieht.
So alt ist keine deutsche Heldensage,
daß sie nicht doch noch Helden nach sich zieht.
Erst neulich machte auf der Loreley
hoch überm Rhein ein Turner einen Handstand!
Von allen Dampfern tönte Angstgeschrei,
als er kopfüber oben auf der Wand stand.
Er stand, als ob er auf dem Barren stünde.
Mit hohlem Kreuz. Und lustbetonten Zügen.
Man frage nicht: Was hatte er für Gründe?
Er war ein Held. Das dürfte wohl genügen.
Er stand, verkehrt, im Abendsonnenscheine.
Da trübte Wehmut seinen Turnerblick.
Er dachte an die Loreley von Heine.
Und stürzte ab. Und brach sich das Genick.
Er starb als Held. Man muß ihn nicht beweinen.
Sein Handstand war vom Schicksal überstrahlt.
Ein Augenblick mit zwei gehobnen Beinen
ist nicht zu teuer mit dem Tod bezahlt!
P.S. Eins wäre allerdings noch nachzutragen:
Der Turner hinterließ uns Frau und Kind.
Hinwiederum, man soll sie nicht beklagen.
Weil im Bezirk der Helden und der Sagen
die Überlebenden nicht wichtig sind.
***
Le poème est composé de huit strophes (sept quatrains et un quintil en post-scriptum). Comme BRENTANO dans sa ballade de 1801 et HEINE, il utilise des quatrains et les rimes sont croisées. Si KÄSTNER reprend à ses prédécesseurs la forme du poème, il se détache du fond et adopte dès le départ un ton sarcastique.
Il raconte une histoire totalement décalée : un gymnaste fait un appui tendu renversé (« Handstand ») sur le rocher de la Lorelei, et, alors qu’il pense à la Lorelei, tombe, se brise la nuque et meurt.
L’auteur précise, en dessous du titre, « Nach einer wahren Begebenheit » (d’après un véritable événement).
La
première strophe reprend avec des raccourcis la légende de HEINE. Tous les mots-clés s’y trouvent rassemblés : « Loreley », « Fee » (fée), « Felsen » (rocher), « Rhein » (Rhin), « Schiffer » (batelier), « blonden Haaren » (cheveux blonds), « untergingen » (coulaient). Le choix des mots « verdrehten Hälsen » (les cous tordus) et « schwärmend » (s’extasiant) montrent que l’auteur se moque des bateliers.
Dans la
deuxième strophe, il dit que nous nous transformons, y compris les bateliers. Les flots du Rhin sont régulés et endigués. Le temps passe. Il se moque cette fois de la Lorelei :
« Man stirbt nicht mehr beim Schiffen,
bloß weil ein blondes Weib sich dauernd kämmt. »
On ne meurt plus, en navigant, simplement parce qu’une femme blonde se peigne en permanence.
Dans la
troisième strophe, il estime que, néanmoins, il se passe aussi de nos jours beaucoup de choses qui font penser à l’âge de pierre (« Steinzeit ») et il ajoute qu’aucune épopée allemande n’est aussi vieille [que l’âge de pierre].
L’histoire du gymnaste commence avec la
quatrième strophe, alors qu’il faisait un A.T.R., sans tenir compte des mises en garde des bateaux à vapeur, desquels résonnait un « cri d’angoisse ». Elle se poursuit jusqu’à la fin de la strophe sept. Son destin tragique fait de lui un héros. Tout au long des strophes suivantes, KÄSTNER ironise beaucoup sur la notion de héros.
Dans la
cinquième strophe, il affirme qu’un héros agit sans raison :
« Man frage nicht: Was hatte er für Gründe?
Er war ein Held. Das dürfte wohl genügen. »
On ne demande pas : quelles étaient ses raisons ?
Il était un héros. Cela devrait bien suffire.
Dans la
sixième strophe, l’auteur fait une allusion indirecte au poème de Heine en évoquant le soleil couchant (« Abendsonnenscheine »). Il ajoute que le gymnaste, troublé par la mélancolie, pensait à la Lorelei de Heine avant de chuter et de se briser la nuque.
C’est dans la
septième strophe qu’il se moque le plus du gymnaste et de l’inutilité de son acte héroïque et fatal :
« Er starb als Held. Man muß ihn nicht beweinen. »
Il mourut en héros. On ne doit pas le pleurer.
« Ein Augenblick mit zwei gehobnen Beinen
ist nicht zu teuer mit dem Tod bezahlt! »
Un instant avec les deux jambes en l’air
ce n’est pas trop cher payé pour mourir !
Dans la
dernière strophe, un post-scriptum, l’auteur précise que le gymnaste nous laissa une femme et un enfant. Il conclut, toujours avec causticité, en disant qu’on ne doit pas les plaindre, car, lorsqu’il s’agit de héros et de légendes, les survivants n’ont aucune importance.
Pour comprendre ce poème, il faut le replacer dans son contexte historique : il a été écrit en 1932, alors qu’Hitler est en pleine ascension politique. Or, la compétition sportive, tout comme les héros germaniques, étaient utilisés par les nazis pour exciter les sentiments patriotiques…
Illustration : le rocher de la Lorelei
Rachel GIBERT, pour la réunion du 21 septembre 2008
Merci pour ces explications, je travaille actuellement justement sur la notion de héros en cours d'allemand, ça m'inspire davantage !