Le pain maudit de Pont-Saint-Esprit
C’était un 17 août, en 1951. Tout a commencé par une banale intoxication alimentaire. Enfin, cela ressemblait à cela, au début. Chez le docteur Gabbaï, comme chez les deux autres médecins de Pont-Saint-Esprit, une grosse bourgade près d’Avignon, les malades affluent. Maux de ventre, maux de tête, nausées, vomissements, douleurs inexplicables, tous les patients qui s’entassent dans la salle d’attente du docteur ont un point commun : ils ont tous mangé récemment du pain provenant du meilleur boulanger du bourg, Roch Briand.
Peu à peu, tout aurait dû revenir à la normale. Mais là, c’est l’inverse qui se produit. La situation dégénère rapidement, inexorablement. De plus en plus de gens sont pris de convulsions, d’agitation irrépressible et d’hallucinations. Quand ce n’est pas pire. Débordé, le docteur Gabbaï appelle à sa rescousse le Pr Giraud de la faculté de médecine de Montpellier. A deux, ils font ce qu’ils peuvent mais l’affaire devient vite tout à fait dramatique. Les premières tentatives de suicide, les premiers morts.
Le 24 août, Pont-Saint-Esprit culmine dans la démence et l’effroi. Un malade hurle qu’il est déjà mort, un autre qu’il est en cuivre, un enfant voit des serpents entrelacés dans son ventre, une jeune fille s’imagine attaquée par des tigres. Encore plus épouvantable, un gamin de 11 ans essaie d’étrangler sa mère. Dans un hôpital, un homme saute du deuxième étage en criant : « Je suis un avion ! ». Malgré ses deux jambes facturées, il court une cinquantaine de mètres avant d’être rattrapé.
Un journal résume ainsi la situation : « Ce n’est ni du Shakespeare, ni de l’Edgar Poe. C’est hélas la triste réalité tout autour de Pont-Saint-Esprit et de ses environs, où se déroulent des scènes d’hallucinations terrifiantes. Ce sont des scènes tout droit sorties du Moyen Âge, des scènes d’horreur et de pathos, pleines d’ombres sinistres. » Le magazine américain Time écrit ceci : « Parmi les affligés grandissait le délire : les patients se débattaient sauvagement sur leur lit en hurlant que des fleurs rouges s’épanouissaient sur leur corps et que leurs têtes se transformaient en plomb fondu. »
Le bilan de ces événements sera terrible. Au moins cinq morts, certains parlent même de sept, plus de trente personnes hospitalisées ou internées psychiatriquement et près de 300 malades. Tout cela pour du pain, ce « pain maudit » comme on l’appelle désormais ? Même si le boulager du bourg est accusé de cette apocalypse, l’explication semble trop mince pour beaucoup. Car bien sûr, on a pensé à l’ergot de seigle, responsable d’une maladie ancienne et redoutable : le mal des ardents. Mais c’est non, définitivement non. Qui le dit ? Albert Hofmann, l’inventeur du LSD, venu spécialement à Pont-Saint-Esprit pour tenter de trouver une explication à ce brusque accès de folie. Et il sait de quoi il parle puisque c’est justement à partir de l’ergot de seigle qu’il a synthétisé pour la première fois le LSD en 1938. D’accord, pas l’ergot de seigle. Mais le LSD lui-même ? Cette solution semble aussi très séduisante, sauf que le LSD, s’il provoque bien des hallucinations, n’a aucun des autres effets qui faisaient d’abord penser à une intoxication alimentaire. Alors on cherche d’autres pistes. Des fongicides ? Des mycotoxines ? L’eau ? Pendant près de soixante ans, on cherchera et on cherchera encore, mais nulle explication solide ne viendrait éclaircir le mystère du drame de Pont-Saint-Esprit.
Cependant, certains ont été troublés pendant ces événements par la présence à peine voilée de services secrets dans et autour de la bourgade durant son calvaire. D’autres confirment cette présence mais la justifie, vu la gravité et l’étrangeté des faits. Pense-t-on discrètement à un acte volontaire, décidé et planifié par des experts de l’empoisonnement alimentaire ? Mais qui ? Comment ? Et pourquoi à Pont-Saint-Esprit ? Et si les services secrets aperçus n’avaient fait que constater les effets du complot ourdi contre les habitants de ce bourg bien tranquille du Gard ?
Complot ai-je dit ? « Ah, la théorie du complot, elle a bon dos ! » me répondra-t-on avec une pointe d’ironie. A moins que…
En tout cas, s’il y en a un qui croit dur comme fer à ce complot, c’est le journaliste Hank Albarelli. Et il n’y va pas par quatre chemins. Pour lui, sans aucun doute possible, c’est le SOD (Special Operations Department) et la CIA (Central Intelligence Agency) qui ont fait le coup, sûrement au nez et à la barbe des services secrets français. Il a d’ailleurs longuement développé sa thèse dans un livre de 900 pages intitulé « A Terrible Mistake : The Murder of Frank Olson and the CIA's Secret Cold War Experiments » (« Une terrible erreur : L’assassinat de Frank Olson et les expériences secrètes de la CIA pendant la guerre froide) sorti en 2009 aux Etats-Unis. Il est peu de dire que cet ouvrage a fait des remous. Il semble même que, suite à la parution de ce livre, apparemment solidement documenté, le gouvernement français ait demandé des explications au gouvernement américain.
Il faut dire que Hank Albarelli, en plus d’avoir obtenu des témoignages très précis de la part d’anciens des services secrets américains, s’est aussi basé sur des documents déclassifiés de la CIA elle-même. Et ces documents nous en disent long sur les expériences en tous genres pratiquées par les services secrets américains pendant la guerre froide. Hank Albarelli n’est d’ailleurs pas le premier à écrire sur ce sujet. Citons seulement « Les armes secrètes de la CIA » de Gordon Thomas. Le fait est aussi que durant de nombreuses années le gouvernement américain ne s’est pas franchement caché de faire des tas d’expériences, concernant notamment les comportements et la psychologie. Le pouvait-il d’ailleurs, vu le nombre considérable de personnes impliquées dans ces expériences, tant du côté des médecins que du côté des cobayes ? En 1959, alors qu'il était étudiant à la Stanford University, un certain Ken Kesey se porta volontaire pour participer à l’une de ces expériences à l'Hôpital des anciens combattants de Menlo Park. Le but était d’étudier les effets sur les gens des drogues psychoactives, en particulier du LSD, de la psilocybine, de la mescaline, de la cocaïne, de l’alpha-méthyltryptamine et de la N-diméthyltryptamine. C’est ce qui donnera la matière à Ken Kesey pour écrire en 1962 son célèbre roman « Vol au-dessus d’un nid de coucou ».
Et pour ceux qui douteraient encore de l’existence de ces expériences, de leur nature et surtout des méthodes souvent très discutables employées, citons le Sénateur Ted Kennedy qui a déclaré le 3 août 1977 devant le Sénat des Etats-Unis : « Le directeur adjoint de la CIA a révélé que plus de trente universités et institutions avaient participé à un large projet de tests et d'expérimentations qui incluait des tests de médicaments cachés sur des sujets non-volontaires de toutes les catégories sociales, hautes et basses, américains et étrangers. Plusieurs de ces tests consistaient à administrer du LSD sur des sujets ignorants dans diverses situations sociales. Au moins une mort fut enregistrée, celle du Dr. Olson due à ces activités. L'Agence a elle-même reconnu que ces expériences n'avaient pas de valeur scientifique. Les agents qui en faisaient le suivi n'étaient pas des observateurs scientifiques compétents. »
La question est maintenant celle-ci : la CIA a-t-elle poussé le bouchon jusqu’à faire des expériences hors des Etats-Unis et plus précisément à Pont-Saint-Esprit ? Hank Albarelli affirme que oui. Mais, en réalité, cela n’était pas du tout son sujet de départ. D’ailleurs, pourquoi un journaliste américain des années 2000 s’intéresserait-il à un drame survenu dans les années 50 dans une bourgade du Gard ? Ce n’est que de fil en aiguille qu’il en est venu à s’intéresser au drame de Pont-Saint-Esprit. Et en partant de la mort, on ne peut plus énigmatique, du Dr. Olson, celui dont parlait justement le Sénateur Ted Kennedy dans la précédente citation. On parle officiellement d’un suicide ou d’un accident imputé à l’absorbtion de LSD. Toujours est-il qu’on a retrouvé le pauvre Frank Olson gisant sur le bitume après une chute de 13 étages suite à son passage au travers de la vitre d’un hôtel new-yorkais. Mais, me direz-vous, quel rapport cela a-t-il avec le drame de Pont-Saint-Esprit ? C’est que Frank Olson n’était pas n’importe qui. C’était un scientifique de grande réputation qui travaillait pour les services secrets américains et notamment pour la CIA. On sait par ailleurs qu’il a longuement œuvré sur le contrôle mental et comportemental via l’usage de drogues.
Celui-ci fut en effet secrètement la grande affaire de l’armée américaine dès le début des années 50. Remettons-nous dans le contexte de cette époque. L’armée américaine prête main-forte aux coréens du sud après les hostilités déclenchées par les forces communistes de la Corée du Nord soutenues par l’Union Soviétique. Pendant cette guerre, des soldats américains sont faits prisonniers. A leur libération, l’armée des Etats-Unis constate qu’on leur a fait subir un « lavage de cerveau ». C’est ce qui poussera le gouvernement américain a étudier de très près ce phénomène et ses techniques. D’où le recrutement de scientifiques comme Frank Olson. Mais jusqu’à où les services secrets américains devaient-ils aller pour parvenir à leurs fins ? Le Sénateur Ted Kennedy avoue que son pays a dépassé les bornes. Frank Olson pensait-il de même ? A-t-il voulu s’affranchir de certaines pratiques outrepassant les limites ou même les dénoncer ? Beaucoup le pensent et accusent la CIA d’avoir maquillé son assassinat en suicide ou au moins en accident. Hank Albarelli est de ceux-là et c’est en enquêtant sur cette sombre histoire qu’il en est arrivé à s’intéresser drame de Pont-Saint-Esprit.
Que s’est-il donc passé là-bas d’après lui ? Il y aurait eu d’abord un essai consistant à pulvériser du LSD dans l’air. « Un échec total » selon les dires d’anciens des services secrets. On a alors procédé autrement, en injectant diverses drogues dans des produits alimentaires locaux. Mais ce qui aurait pu être qualifié de « réussite » vire au cauchemar. Personne n’aurait prévu qu’il y eût pu avoir des morts. Parmi les drogues en cause, le LSD, encore et toujours lui. D’où la venue d’Albert Hofmann, l’inventeur de cette drogue, sous le faux pretexte d’aider les enquêteurs à trouver les origines du drame. En fait, il serait venu pour étudier les effets in vivo et in situ de son bébé chimique. Là aussi, nous sommes priés de nous remettre dans le contexte de l’époque. Le LSD, synthétisé une douzaine d’années plus tôt, n’a toujours pas de réel débouché pharmaceutique et la société suisse Sandoz, où travaille Albert Hofmann, aimerait bien lui en trouver un. Et donc, selon certains, la firme helvétique n’aurait pas hésité à contacter l’armée des Etats-Unis afin de lui vanter les effets et les usages possibles de son produit. D’où l’essai fait par les services secrets américains à Pont-Saint-Esprit.
Mais justement, pourquoi à Pont-Saint-Esprit ? En réalité, selon des documents déclassifiés, cet essai aurait dû avoir lieu dans le métro de New York en septembre 1950. Cependant, devant l’incertitude des effets induits et surtout en perspective du scandale énorme que l’affaire aurait provoquée si la vérité avait été découverte, l’armée américaine hésite et finalement recule. L’opération devra se faire ailleurs. Pourquoi pas en France ? L’armée américaine vient de s’y implanter via le SHAPE (Supreme Headquarters Allied Powers in Europe) et si l’opération se fait dans le sud du pays, la Suisse ne sera pas loin, d’où pourra venir Albert Hofmann de la firme Sandoz pour étudier sur place les effets de son LSD.
Faut-il croire cette thèse ou penser que le drame de Pont-Saint-Esprit ne fut qu’un malheureux accident ? A chacun de se faire son opinion…
Frédéric Gerchambeau, pour la réunion du 14/03/2010.
jE REVOIS L'INSTANT MERVEILLEUX OU TU APPARUS
VISION A PEINE EBAUCHE
CLAIRE IMAGE DE LA BEAUTE
ET MON COEUR S'EST REMIS A BATTRE
Alexandre Pouchkine